Veillée d'armes
Le Figaro
26 septembre 1947
Il est assez vain de se demander si les
élections municipales revêtiront ou non un caractère politique.
Tout le monde répond oui. Les partisans du scrutin proportionnel
sont les derniers à être en droit de protester contre la
"politisation". Sans doute, les capacités d'administrateurs ne sont
ni infirmées ni confirmées par l'adhésion à tel ou tel parti. Mais
la remarque n'a guère que la valeur d'un regret inactuel ou d'un
souhait pieux, à une époque où l'esprit partisan s'est insinué dans
tous les détours de la vie nationale.
S'il est vrai que les élections prendront
inévitablement une
signification politique
, en revanche elles n'auront pas nécessairement des
conséquences parlementaires
. Il y a deux ans, les élections municipales, à la faveur des
équivoques et des illusions de la Résistance et du tripartisme,
n'exercèrent aucune influence appréciable sur la situation
gouvernementale. Elles ne permirent même pas de dégager
d'enseignement clair sur la puissance relative des partis. Elles
révélèrent sans doute la décadence du radicalisme, mais le
socialisme se crut plus fort qu'il n'était en réalité. Comme son
concurrent radical naguère, il profitait du prestige ou de
l'autorité dont ses candidats jouissaient localement. Aux élections
législatives, la concurrence des idéologies lui fut moins
favorable.Cette fois, la confusion sera moindre, bien
qu'elle n'ait pas disparu. Les listes du parti communiste
continueront à porter le masque puisqu'elles invoqueront la
République, la Résistance et la défense des intérêts communaux. Ces
ruses ne tromperont personne? Souhaitons-le, sans en être sûrs. En
tout cas, elles permettront maintes subtilités dans le
dépouillement.
Dans l'autre camp, on sait mal, pour
l'instant, comment se traduiront sur le terrain les consignes assez
vagues données par les états-majors. Celles du parti radical,
conformément à la tradition, permettent toutes les combinaisons.
Celles du parti socialiste, en théorie, n'en permettent aucune.
Celles du R.P.F. sont impérieuses, mais tout dépend de la manière
dont les militants des anciens partis, admis sur les listes du
Rassemblement, interpréteront l'obligation du "ralliement".
Autrement dit, l'incertitude porte
précisément sur les deux enjeux prévisibles. Les communistes, en
effet, comptent sur un accroissement de leurs voix pour frapper à
mort l'actuelle coalition. Le R.P.F. compte sur un succès suffisant
pour frapper à mort les partis qui groupaient jusqu'à présent les
électeurs anti-communistes.
Bataille entre alliés
Quand des partis multiples sont aux prises,
les batailles électorales se livrent toujours entre alliés virtuels
au moins autant qu'entre adversaires déclarés. Dans les prochaines
élections, la concurrence entre partis qui s'adressent aux mêmes
clientèles sera plus accentuée encore que de coutume, à cause de
l'intervention du R.P.F.
L'ennemi intime de celui-ci, c'est le
M.R.P. À en juger d'après les sondages comme d'après les
observations directes, le général de Gaulle recrute la majorité de
ses partisans parmi les électeurs du M.R.P. La rivalité joue
évidemment entre les cadres, voire les états-majors, bien plus
qu'entre les troupes, elle n'en sera pas moins vive. Au
contraire.
Déjà, à l'occasion du deuxième referendum,
le général avait cherché à administrer la preuve que la clientèle
M.R.P., si elle devait choisir, suivrait ses mots d'ordre plutôt
que ceux du parti. Effectivement, deux tiers au moins des électeurs
républicains populaires votèrent contre la Constitution ou
s'abstinrent. Mais cette dissociation demeura l'accident d'un jour.
Aux élections suivantes, il ne manquait plus grand monde à
l'appel.
Le principal objectif du R.P.F. est de
réussir pour la deuxième fois cette dissociation dans des
conditions singulièrement plus difficiles. Dans le cas d'un
referendum comme dans celui d'un plébiscite, la personnalité du
leader
intervient à plein, sans qu'une organisation s'interpose entre lui
et les masses. Dans le cas d'une élection, on vote pour des hommes,
pour une liste. Sans doute, ceux-ci auront reçu l'investiture du
général et participeront de son prestige, mais jusqu'à quel point
ce prestige est-il transmissible? Jusqu'à quel point le R.P.F.
est-il parvenu à grouper un personnel politique? Jusqu'à quel point
ses candidats occupent-ils des positions locales qui justifient les
ambitions d'un Rassemblement qui prétend à la fois surmonter les
partis et s'opposer à eux? Si l'événement consacrait la réussite,
il faudrait reconnaître qu'il s'agit d'un tour de force sans
précédent.Le R.P.F. est susceptible de prendre aussi
des voix au Rassemblement des Gauches et au P.R.L. et même aux
socialistes. Mais l'alliance avec les jeunes radicaux est déjà
acquise, l'adhésion de la majorité du P.R.L., en cas de crise, ne
fait pas de doute. Quant aux socialistes, provisoirement, ils ne
seront guère entamés.
C'est donc avant tout l'avenir du M.R.P.
qui est en jeu. Tant que le R.P.F. n'existait pas, la "fidélité"
était susceptible de renaître. On concevait que le général de
Gaulle revint au pouvoir avec l'assentiment résigné des grands
partis non communistes. Désormais, l'ascension du général
entraînerait le déclin de l'état-major M.R.P.
C'est aussi du même coup l'avenir de la
coalition des centres qui est en jeu. Si le R.P.F. obtient une
fraction suffisante des suffrages, l'actuelle formation
gouvernementale, sans participation communiste, dressée contre les
deux extrêmes, sera condamnée.
Bataille entre adversaires
Pour des motifs opposés, les communistes
attendent des élections la même condamnation. Ils ont été écartés
du pouvoir depuis plusieurs mois et les circonstances offrent à
leur propagande des arguments multiples et faciles. Certes, au
printemps, la récolte de blé ne dépendait plus des hommes, mais des
éléments, et, avant le glissement à droite le gouvernement n'était
ni plus cohérent ni plus efficace. Malgré tout, l'opposition a une
chance de recueillir les bénéfices du mécontentement.
Leurs frères ennemis, les socialistes ont
pris, avec une obstination touchante, une pose doublement
désavantageuse: théoriciens du dirigisme et praticiens d'un système
intermédiaire, dont chacun dénonce l'incohérence. Le parti
socialiste n'accepte pas de passer pour solidaire de ses ministres
et il veut se définir par un programme rigoureux, qui ne semble ni
populaire ni politiquement réalisable. Au nom de l'école laïque, il
se détourne du M.R.P. Partisan du plan Marshall, il se distance des
communistes. Il est vrai que, de défaite électorale en défaite
électorale, il continue de gouverner la France.
Si tous les partis allaient jusqu'au bout
de leur logique, le parti communiste serait le seul à proposer
l'entente des Républicains et des Résistants. Conformément à de
vieilles et mauvaises habitudes, le jeu électoral serait le
contraire du jeu parlementaire. Ceux qui s'isolent à l'Assemblée
parlent d'union devant le pays. Ceux qui gouvernent ensemble font
campagne les uns contre les autres.
La politique française mérite toujours sa
réputation de byzantinisme… jusqu'au jour où la tempête balaiera
ces subtilités d'un autre âge.