Transition ou solution?
Combat
4 janvier 1947
Le gouvernement n'avait plus hier que
treize jours à vivre et le président du Conseil a précisé qu'il
"n'irait pas au-delà". "C'est la sagesse même", commente M.
Cogniot. Est-ce sûr? Le pays qui, depuis quelques semaines, éprouve
l'agréable surprise d'avoir un gouvernement et un seul, est-il
convaincu que l'expérience doive être aussi vite interrompue?
Le ministère homogène affirme sur les
ministères de coalition une supériorité difficilement contestable.
En quelques jours, il n'a évidemment résolu aucun des problèmes qui
se sont accumulés et aggravés depuis des mois. Mais il a donné
l'impression d'être éventuellement capable d'une action continue et
cohérente. On n'aurait pu en dire autant des combinaisons
précédentes.
Il est vrai que l'on hésite entre deux
interprétations. Doit-on imputer l'efficacité possible du cabinet
actuel à son homogénéité ou à la personne de son président? On fait
difficilement le départ entre les mérites de l'équipe et ceux de
son chef. La vérité est que nous avons aujourd'hui un chef de
gouvernement et que nous en avions perdu l'habitude. Le chef de
gouvernement ne se borne pas à diriger les délibérations ou à
planer au-dessus des contingences quotidiennes, il coordonne les
mesures prises dans les différents départements, il marque à tous
ses collaborateurs l'objectif et leur communique l'impulsion.
Chaque fois qu'une question grave se pose, il intervient
personnellement pour soutenir et guider le ministre responsable.
Qu'il s'agisse de prix, de salaires ou d'Indochine, toujours et
partout, c'est lui qui, effectivement, a le dernier mot parce que
lui seul engage la responsabilité solidaire du gouvernement,
c'est-à-dire l'autorité de l'État.
Qu'un ministère recruté dans un parti qui
ne compte qu'un sixième des députés ait pu s'imposer et
entreprendre, lui condamné à une proche disparition, une campagne à
longue échéance, le fait, incontestable et paradoxal, s'explique
avant tout, semble-t-il, par l'ascendant d'un homme.
Et pourtant, ce que M. Cogniot appelle la
sagesse deviendra probablement réalité. Le parti communiste, les
éditoriaux quotidiens de
L'Humanité
en font foi, désire que son éloignement du pouvoir soit aussi bref
que possible. Le MRP n'étale pas aussi complaisamment ses
ambitions, mais sa volonté d'imiter son rival pour lui faire
barrage n'est pas douteuse. M. Léon Blum paraît résolu à se
retirer: or un ministère socialiste homogène, sans une personnalité
hors série à sa tête, perdrait ses meilleures chances d'exister et
d'agir. Une coalition du centre, SFIO-Rassemblement des Gauches,
qui élargirait la base parlementaire de la combinaison, se heurte à
des conflits moins d'idées que de préjugés ou de personne. On n'est
pas sûr que le MRP se résigne à une simple participation à seule
fin d'obliger le parti communiste au même renoncement.Au reste, à supposer que le MRP fasse
montre d'un tel désintéressement, l'obstacle essentiel subsiste.
L'offensive contre les prix, pour reprendre le langage militaire à
l'ordre du jour, serait évidemment brisée si une hausse générale
des salaires, comme celle qu'annonçaient les revendications du
minimum vital, devait intervenir d'ici peu. Or du parti communiste
dépend au moins l'intensité, l'impatience de ces revendications. À
l'effort de modération qu'on lui demande (ou que l'on demande aux
syndicats), le parti communiste se prêtera peut-être, mais à la
condition qu'il en ait les bénéfices, c'est-à-dire qu'il figure
dans les conseils du gouvernement.
Quelle que soit la formation
gouvernementale de demain, l'apport du cabinet socialiste,
transition plutôt que solution, ne sera pas perdu. L'effort pour
rompre le cycle infernal, et substituer aux hausses fictives des
revenus une baisse effective des prix, devrait être poursuivi.
Peut-être même les grands partis ne resteront-ils pas complètement
insensibles à la leçon, peut-être reconnaîtront-ils le rôle
nécessaire des hommes et délégueront-ils au chef de demain une
autorité réelle.
Jusqu'à présent, en fait d'hommes, la IVe
République a préféré le raisonnable au neuf: pour son salut, il lui
faudrait trouver les deux à la fois.