Il ne suffit pas de négocier pour
s’entendre
Le Rassemblement
5 juin 1948
L’annonce de conversations entre Moscou et
Washington, amplifiée par les haut-parleurs de la presse et de la
radio, a bouleversé les chancelleries et fait tressaillir d’espoir
les peuples du monde entier. On a mesuré d’un coup l’angoisse du
monde à l’explosion de joie qu’a suscitée la nouvelle d’une détente
internationale. Quelques jours plus tard, la fièvre était retombée,
le train ordinaire de la diplomatie belliqueuse avait repris et les
hommes ne gardaient de cet épisode, avec le souvenir d’un rêve, que
la vague amertume d’avoir été, une fois de plus, joués par les
ruses des puissants.
Je ne sais quelle suite diplomatique
comportera la note verbale, désormais fameuse, de M. Bedell-Smith,
mais l’accueil fait par l’opinion à la publication soviétique
paraît riche d’enseignement. Une fois de plus, on a pu constater à
quel point public, et même commentateurs des événements, étaient
prompts à méconnaître les données permanentes du problème. Une fois
de plus, «les hommes de bonne volonté», depuis les communisants de
«Franc-Tireur» jusqu’aux occidentaux du «Populaire», sont tombés
dans le panneau, confondant les négociations éventuelles avec la
promesse d’une paix véritable, comme il suffisait de causer pour
s’entendre et de dissiper quelques malentendus pour liquide des
conflits historiques.
L’enjeu de la bataille diplomatique
déchaînée depuis la défaite du IIIe Reich, c’est le sort des
territoires situés entre le centre de la puissance soviétique et le
centre de la puissance américaine. Les destructions causées par la
guerre sont telles qu’en Europe aussi bien qu’en Asie s’étend un
«power vacuum», un vide politique. Ici et là, États-Unis et Union
soviétique se heurtèrent directement. La ligne de démarcation qui,
au milieu de l’Allemagne et de la Corée, sépare leurs forces
armées, est un symbole de ce choc brutal des géants.
Depuis 1945, l’Union soviétique s’est
ingéniée à remplir le «no man’s land» de gouvernements à sa
dévotion. En 1948, la mise au pas de pays que ses armées avaient
obtenu le droit d’occuper est sur le point d’être achevée. En
Pologne, en Roumanie, en Bulgarie, en Yougoslavie, en Hongrie et
même en Tchécoslovaquie, les partis d’opposition ont été supprimés
ou épurés, les dirigeants communistes (qui parfois sont des
citoyens soviétiques ou des agents du N.K.V.D.) ont pris les
leviers de commande. Police, armée, propagande, tous les moyens
d’action des États modernes sont entre leurs mains. La preuve est
faite, et définitivement faite, qu’un gouvernement n’est «amical»,
aux yeux de Moscou, qu’à la condition de lui être soumis «perinde
ac cadaver». L’Europe orientale n’a été libérée du totalitarisme
nazi que pour être asservie au totalitarisme soviétique.
Imagine-t-on qu’en cas de négociations, les
maîtres du Kremlin soient actuellement disposés à remettre en
question le régime de leur «glacis de sécurité»? À relâcher leur
emprise sur la vie économique et politique des démocraties
populaires? Certainement non. Il faudrait donc, si l’on souhaite
que les négociations aboutissent, consacrer l’abandon à Staline de
l’Europe de l’Est et du Sud-Est. Quel serait l’avantage d’une telle
concession, ouverte ou implicite? Anglais et Américains peuvent
encore plaider avec bonne foi qu’ils n’imaginaient pas, en 1944 ou
1945, que le droit d’occupation entraînerait le droit de
soviétisation. Aujourd’hui, ils n’auraient plus cette excuse. Ils
reconnaîtraient, en vérité, le partage de l’Europe.
On m’objectera qu’il ne serait pas question
de ces pays, dont le sort est déjà réglé. Les négociations
porteraient sur l’Allemagne, l’Autriche, Berlin, Vienne, la Corée,
la Chine, c’est-à-dire les territoires encore contestés. Admettons
cette objection, qui équivaut à soustraire à l’avance aux
négociations les conquêtes soviétiques.
Quelles sont les perspectives d’accord
entre États-Unis et Union soviétique, en ce qui concerne
l’Allemagne et l’Autriche? Les négociations, en ces matières,
n’auraient rien d’original: depuis des années, ministres des
Affaires étrangères ou suppléants ont indéfiniment confronté leurs
thèses opposées, à propos des biens allemands en Autriche, ou de la
frontière entre Autriche ou Yougoslavie, ou des réparations
prélevées sur la production courante, ou des méthodes d’unification
de l’Allemagne.
La nouveauté, dira-t-on, ne serait pas le
fait des négociations, mais la volonté d’accord; la diplomatie de
Moscou serait désormais prête à des concessions importantes.
Laissons les questions secondaires et
attachons-nous à l’essentiel. Les autorités russes ont soviétisé
l’est de l’Allemagne, liquidé le parti socialiste en l’obligeant à
fusionner avec les communistes, organisé les usines en trusts
intégrés au plan de l’économie russe, donné aux communistes la
plupart des leviers de commande. Comment l’unification de
l’Allemagne serait-elle possible, aussi longtemps que les maîtres
du Kremlin sont résolus à ne pas revenir sur cette mise au pas?
L’évacuation militaire ne serait qu’un trompe-l’œil, si elle
n’était pas accompagnée d’une «désoviétisation» politique et
surtout policière. Aucun signe n’annonce une telle retraite.
Tel est l’obstacle insurmontable à une
pacification authentique. L’objectif de la diplomatie soviétique
est le même dans toutes les parties du monde: instaurer des
gouvernements amicaux, c’est-à-dire serviles, par la diffusion de
leurs agents ou de leurs militants, là où leurs armées n’atteignent
pas encore. Le but de la diplomatie américaine se définit, par
opposition, comme l’effort pour arrêter cette expansion. Cette
rivalité est impliquée par la structure actuelle du monde, par les
ambitions soviétiques, par le réflexe de défense des démocraties
occidentales. Rien ne saurait l’apaiser, pas même des négociations
ou une trêve spectaculaire. Car il n’y a pas de solution
intermédiaire, il n’y a pas de condominium possible, ou d’entente
durable, à l’intérieur du pays, entre parti russe et partis
occidentaux. Aussi longtemps que le parti russe n’a pas obtenu le
monopole du pouvoir, il ne se tient pas pour satisfait.
L’effort de l’Occident doit tendre à
opposer aux infiltrations soviétiques un barrage solide, par une
organisation de l’Europe occidentale, sans trop se soucier des
alternatives non de la politique mais de la propagande
communiste.
Mais, dira-t-on, n’est-ce pas accepter la
prolongation de la guerre froide, et l’expérience ne nous
enseigne-t-elle pas que l’on passe fatalement, un jour ou l’autre,
de la guerre froide à la guerre tout court? Là encore, le
raisonnement, que l’on retrouve sous de multiples formes, revient à
nier les faits, à substituer nos désirs à la reconnaissance du
réel.
Il n’est pas au pouvoir des négociateurs de
mettre fin à la guerre froide, à moins qu’ils ne soient en mesure
de modifier fondamentalement la structure et l’idéologie du régime
soviétique et la psychologie de ses dirigeants. L’absence de paix
est fatale, l’absence de guerre provisoirement probable, pour la
simple raison que ni les Russes ni les Américains ne paraissent
souhaiter, pour l’instant, une explication décisive.
Tout indique que les Russes souhaitent
pousser aussi loin que possible leur pénétration, mais sans envoyer
leurs troupes au-delà de la ligne de démarcation, sans commettre
d’agression susceptible de provoquer une riposte militaire des
États-Unis. Ceux-ci, de leur côté, souhaitent arrêter l’avance
soviétique par tous les moyens, sauf la guerre. L’Union soviétique
dispose d’une énorme supériorité de forces terrestres,
immédiatement mobilisables, mais elle ne possède pas la bombe
atomique et connaît la supériorité scientifique de l’univers libre.
Les États-Unis ne doutent pas de la supériorité de leurs ressources
virtuelles, mais ils détestent la guerre et craignent que l’armée
soviétique prenne l’Europe entière en otage et que le vieux
continent, objet d’un éventuel conflit, ne soit finalement anéanti
bien plutôt que libéré.
Cet équilibre de forces hétérogènes est
évidemment précaire, mais il ne rend pas improbable la guerre
sanglante pour le proche avenir. En quoi les négociations
modifieraient-elles cette situation? La paix n’est pas moins
belliqueuse durant les phases des négociations ou d’entente
hypocrite que durant les phases de tension. La guerre atomique
n’est guère plus menaçante durant celles-ci que durant
celles-là.
Certes, des négociations seraient
susceptibles d’atténuer l’intensité de la guerre froide, elles
permettraient peut-être de trouver un «modus vivendi» à Berlin ou à
Vienne, de manière à éviter que l’engrenage des incidents
n’entraine peu à peu les uns et les autres à des actes aux
conséquences imprévisibles. Mais je doute que l’on doive en
attendre davantage.
Peut-être, quand l’Europe occidentale sera
reconstruite économiquement et politiquement, forte militairement,
pourra-t-on envisager une autre étape. La tentation du vide, qui
risque de précipiter Staline en avant, aura disparu. Le relèvement
de l’Europe sera acquis. On conçoit que les maîtres du Kremlin se
résignent, À CE MOMENT-LÀ, à une véritable trêve, qu’ils acceptent
que l’Europe non russe englobe au moins l’ENSEMBLE de l’Allemagne.
Mais on n’amènera pas la diplomatie soviétique à une telle
modestie, si on ne l’a pas d’abord convaincue que ses espoirs
d’expansion sans guerre sont définitivement condamnés.
Pour l’instant, tout ce qui risque
d’étouffer la conscience du péril et de l’urgence est funeste à la
cause de la paix et de la France. Les dirigeants de Moscou sont
sensibles aux actes, non aux paroles. La coexistence de deux
systèmes, dont les bonnes âmes ne cessent de proclamer la
possibilité, ne deviendra effectivement possible qu’autant que les
démocraties témoigneront, au service de la liberté, d’autant de
volonté et de résolution que les communistes, de Moscou et
d’ailleurs, impatients d’imposer au monde leur domination.