Les difficultés de l'abondance
Le Figaro
9 juin 1950
Parmi les mesures prises par le
gouvernement américain pour empêcher le retour d'une crise, le
soutien des prix agricoles figure en bonne place. Dans les années
qui précédèrent l'effondrement de 1929, l'agriculture américaine
subissait déjà les premiers effets de la crise. Les revenus des
fermiers avaient diminué du fait que les prix des produits
agricoles avaient commencé de baisser avant ceux des produits
industriels. Pour maintenir désormais le revenu des fermiers, on
applique un système dont le principe est simple: à partir d'un
certain niveau calculé de manière à garantir une parité, tenue pour
normale, entre prix industriels et prix agricoles, les pouvoirs
publics achètent directement sur le marché.
En un sens, cette politique a été un
succès. Le revenu des agriculteurs - pouvoir d'achat disponible
pour l'achat de produits industriels - a été maintenu. Les
conséquences de la guerre, la pénurie qui régnait dans une partie
du monde, les crédits ou les dons consentis par le Congrès
américain en faveur de pays amis ont facilité la tâche. Mais, au
fur et à mesure que les nations victimes de la guerre reviennent à
des conditions de vie normales et que les ressources en dollars des
clients étrangers diminuent, les surplus s'accumulent dans les
entrepôts.
Accumulation des stocks
Quelques chiffres donneront une idée de
l'ampleur du problème. L'organisme public
(Commodity Credit Corporation)
, à la fin de 1949, disposait de 10,8 millions de tonnes de blé, de
16,2 millions de tonnes de maïs, de 1,09 million de tonnes de
coton, de 31.700 tonnes d'œufs en poudre, de 45.300 tonnes de
beurre, de 113.250 tonnes de lait en poudre. À cette date, 3,5
milliards de dollars avaient été dépensés pour le soutien des prix
et on a demandé au Congrès, au printemps de cette année, une
dotation supplémentaire de 2 milliards afin d'être en mesure de
continuer les achats.En dépit des sacrifices consentis en
dernière analyse par le contribuable américain, le revenu des
fermiers est tombé de 24,8 milliards en 1948 à 21,2 en 1949.
La liquidation des excédents s'est heurtée
à des difficultés jusqu'à présent insurmontables. La C.C.C. a
offert des pommes de terre à un cent les 45 kilos, des œufs en
poudre à 40 cents la livre (alors que le prix de soutien est de 1,3
dollar). Même à ces conditions, on n'a pas trouvé d'acheteurs
étrangers. On a commencé des distributions gratuites dans les
écoles. On envisage la répartition de tickets que recevraient les
familles nécessiteuses et qui donneraient droit à l'acquisition
gratuite de certains produits.
Le ministre de l'Agriculture avait proposé,
l'an dernier, un nouveau plan d'après lequel l'État laisserait les
prix s'établir librement sur le marché, mais verserait aux fermiers
une compensation calculée d'après la différence entre le revenu
qu'ils auraient effectivement obtenu et celui auquel ils auraient
eu droit d'après les parités. Ni les associations agricoles ni le
Congrès n'ont souscrit à ce projet qui paraissait périlleux et pour
les agriculteurs et pour le Trésor public.
L'incertitude reste entière. On ne
s'accorde que sur des propositions négatives: il est impossible de
continuer indéfiniment à amasser des stocks dans les entrepôts qui
débordent, mais il n'est pas moins impossible de consentir à
l'effondrement des cours.
Théorie et remèdes
Une telle situation offre évidemment une
occasion exceptionnellement favorable à la défense et illustration
des doctrines.
"Voyez, disent les libéraux, les résultats
inévitables d'une planification partielle. À maintenir les prix de
certains produits au-dessus du niveau qu'auraient déterminé les
forces du marché, on crée des excédents de plus en plus
considérables. On tâche de réglementer la production. Tant qu'on
n'ose pas aller jusqu'au contrôle intégral, les mesures limitées se
révèlent vaines. Le fermier qui, dans le Sud, a consenti à réduire
la culture du coton, après accord avec les autorités de l'État, a
le droit de cultiver du maïs s'il est établi dans une région où
cette dernière culture n'est pas limitée. Ainsi le maïs devient, à
son tour, excédentaire, et le coton le reste également, car les
producteurs sacrifient d'abord les terres les moins riches et
s'ingénient à obtenir une récolte égale sur une surface plus
étroite.
- Voyez, répondent les tenants de la
planification ou de la distribution, à quel point les mécanismes de
l'économie traditionnelle ont fait faillite. Si la politique de
soutien était suspendue, les prix s'effondreraient. Dans certains
cas, la baisse des prix amènerait un nouvel équilibre, avec demande
et consommation accrues. Mais les besoins de nourriture ne sont pas
illimités. Pour certains produits, les cours risqueraient de
baisser de manière catastrophique, entraînant une réduction massive
des revenus agricoles et, par répercussion, un danger de crise
générale."
La critique libérale du dirigisme partiel,
la critique dirigiste du libéralisme intégral en matière agricole
sont assez convaincantes. Mais aucune solution globale ne paraît
satisfaisante. Il faut que quelqu'un paye aux fermiers les produits
agricoles. Lorsque ce quelqu'un n'est pas le consommateur, c'est
finalement le contribuable. Ce dernier est-il d'accord pour
consacrer quelques milliards de dollars à nourrir les foules
malheureuses des Indes et de la Chine? La distribution gratuite aux
classes pauvres des États-Unis ne suffit pas, ou bien elle demeure
limitée, ou bien elle vient en déduction de la demande solvable.
Dans les deux cas, elle retombe à la charge du contribuable.
Je laisserai à d'autres le soin de
recommander la conciliation miraculeuse. La planification intégrale
de la production agricole, en fonction des besoins, est impossible
dans le cadre des démocraties parlementaires et, même dans
l'hypothèse d'un régime autoritaire, elle se heurte à des
difficultés insurmontables. Le libéralisme intégral, pour des
raisons à la fois politiques et économiques, est malaisément
applicable à l'agriculture. S'il n'y a pas de solution, une et
totale, de multiples mesures prises ensemble, approcheraient d'une
solution. On a souvent fixé trop haut le prix de soutien, on peut
et on doit, en fonction des événements, abaisser les prix garantis,
le contrôle des surfaces cultivées peut être renforcé, certaines
distributions gratuites au-dehors et au-dedans, si le contribuable
américain y consent, peuvent être pratiquées.
Aussi longtemps que les hommes ne seront
pas des anges, que des millions d'êtres auront des besoins
immenses, mais un pouvoir d'achat dérisoire, le contraste
subsistera entre la pénurie asiatique et les excédents
américains.
Il reste à ajouter une remarque
indispensable: la plupart des peuples échangeraient volontiers
leurs difficultés contre celles de l'abondance.