La révolte de l'Université
Le Figaro
29 novembre 1963
Les professeurs de l'enseignement supérieur
étaient divisés sur l'opportunité de la grève qui, suivant les
villes et les facultés, dure un jour, quelques jours ou une
semaine. Certains doutaient qu'une grève qui paralyse l'activité
universitaire sans embarrasser le public fût de nature à frapper
l'opinion et à impressionner le gouvernement. Mais - qu'on ne s'y
trompe pas - les sentiments qui animent les grévistes sont partagés
par tous, étudiants et enseignants, et ces sentiments n'ont rien à
voir avec la politique.
À en croire certains propos officiels, des
hommes ou des organisations tenteraient d'utiliser contre le
gouvernement les difficultés actuelles de l'Université. On ne
saurait évidemment exclure que tel dirigeant d'un syndicat soit
sensible aussi à des considérations partisanes, mais, de la
"politisation" de la crise universitaire, les ministres sont bien
plus responsables que tels de nos collègues ou de nos étudiants.
Car, en imputant à des motifs sinistres des protestations que les
circonstances suffisent à expliquer, en prenant pour thème constant
la comparaison entre la marche dans le désert et la Terre promise,
c'est-à-dire entre avant 1958 et après 1958, le ministre a réussi,
en moins de temps qu'aucun de ses prédécesseurs, à concentrer sur
sa personne le mécontentement de tous. Lui qui, en s'installant rue
de Grenelle, a déclaré qu'il y était pour cinq ans, peut désormais
tenir pour acquis un préjugé défavorable à l'égard de toutes les
mesures qu'il ne pourra pas ne pas prendre. Hostilité injuste
peut-être, mais l'Université est une vieille dame qui est
accoutumée à certaines manières.
Bien que tels ou tels chiffres aient été
contestés, la progression des crédits accordés au ministère de
l'Éducation nationale ne l'est pas. La part des crédits de
l'enseignement dans le budget de l'État était, d'après le premier
ministre, de 10% en 1958, elle sera de 14% en 1963, de 16% en 1964.
Elle représentait 465 milliards de francs anciens en 1958, elle en
représente aujourd'hui 1.400. Mais, quand un professeur fait son
cours, entouré de quelques dizaines d'étudiants assis par terre qui
l'empêchent d'atteindre au tableau noir, comment ne serait-il pas
irrité par l'autosatisfaction dont témoignent généreusement les
allocutions ministérielles?
Il serait insensé d'imputer à l'actuel
ministre une responsabilité qu'il partage avec de nombreux
prédécesseurs de la IVe et de la Ve République (car l'instabilité
au ministère de l'Éducation nationale n'a pas diminué depuis 1958),
mais il n'est pas non plus raisonnable de prolonger, à la fin de
l'année 1963, la polémique contre le "régime aboli".
Depuis cinq ans et demi, on savait que la
première vague démographique atteindrait l'enseignement supérieur à
partir de la rentrée de 1963. J'ai maintes fois évoqué, ici même,
la grande pitié de la Sorbonne, les bâtiments construits pour
quelques milliers d'étudiants et qui en contiennent dix fois plus,
les cinq cents places d'une bibliothèque ouverte en théorie à
vingt-cinq mille étudiants.
Au lieu de "politiser" le débat en accusant
de "politisation" les universitaires, que les responsables se
joignent, pendant une journée, aux foules qui se bousculent dans
les amphithéâtres, aux portes, dans la cour même. Ils comprendront
alors que l'Université soit au bord de la révolte et ils
réaliseront, j'en suis sûr, la condition première d'un retour à la
bonne entente: ils feront leur le vieil adage que rien n'est fait
tant qu'il reste quelque chose à faire et ils proclameront très
haut que beaucoup - oui, beaucoup - reste à faire.
Ce qui est à faire, d'abord et avant tout,
ce sont des locaux. Au moins dans les facultés de certaines
universités, la faculté des lettres de Paris en tout cas, rien
n'est plus possible sans un effort massif de construction,
permettant à bref délai, le dédoublement de la faculté elle-même.
Une agglomération comme Paris ne peut pas se contenter d'une seule
université. Hélas! on envisage aujourd'hui une deuxième université
alors que, déjà, c'est à une troisième qu'il faudrait songer.
Lorsqu'on disposera de salles en quantité
suffisante, il sera possible de recruter des assistants et
d'organiser séminaires et travaux pratiques, autrement dit,
d'assurer à nos étudiants, inquiets de leur avenir, l'encadrement
qu'ils souhaitent. Entre 1938 et 1963, le nombre des étudiants a
été approximativement multiplié par cinq. Cette population
estudiantine est inévitablement différente de celle d'avant guerre.
Beaucoup de ceux qui étudient doivent aussi gagner leur vie. Ils
comptent sur les diplômes pour obtenir les postes qu'ils
ambitionnent. Les examens de fin d'année, dans les conditions
actuelles du travail, leur paraissent parfois un mystère ou une
loterie.
Cela dit, je suis en désaccord radical avec
mon collègue M. Duverger, qui écrivait il y a quelques jours, dans
Le Monde
, que les programmes étaient dans l'ensemble satisfaisants, qu'il
n'y avait guère de réformes à accomplir et qu'une fois les
bâtiments construits tout serait pour le mieux ou presque dans la
meilleure des universités - à condition, évidemment, que celle-ci
résiste à la tentation du malthusianisme et consente à s'ouvrir
largement à tous ceux qui y veulent entrer. Peut-être les facultés
de droit et des sciences économiques sont-elles déjà proches de la
perfection (je n'en crois rien), mais la situation me paraît tout
autre dans les facultés que je connais le moins mal, c'est-à-dire
les facultés des lettres. Dans celles-ci, tout est aujourd'hui
remis en question: le mode d'enseignement, les examens et concours,
l'agrégation et les thèses.Dès lors, il y a une faute que la
commission récemment nommée par le ministre doit par-dessus tout
éviter: croire, comme le suggère M. Maurice Duverger, qu'il y a un
problème, et un seul, de l'enseignement supérieur et que le système
valable pour une discipline est nécessairement valable pour les
autres.
Peut-être, quelle que soit la diversité des
disciplines, un problème général est-il en voie d'apparaître dans
toutes les facultés. Le malthusianisme, il est vrai, serait
contraire à la nature de nos sociétés, et l'État doit permettre aux
bacheliers qui le désirent, et en sont capables, de continuer leurs
études. Mais nos universités, en leur structure et en leurs
méthodes, ont été conçues en vue d'un enseignement de qualité (quel
que soit le jugement que l'on porte sur la valeur de la qualité,
rhétorique ou scientifique, que l'on avait pour objectif). Il est
impossible de donner à six cent mille étudiants (car tel sera leur
nombre dans quelques années) la même sorte d'enseignement que l'on
donnait, il y a vingt ans, à soixante mille.
Offrir une certaine sorte d'enseignement
supérieur à tous ceux qui le demandent, oui, mais à condition de ne
pas sacrifier la formation d'une élite et de ne pas accabler les
maîtres sous une charge telle qu'ils soient perdus pour le travail
créateur.