L'escalade des taux d'intérêt
Le Figaro
13-14 août 1966
L'Organisation économique de coopération et
de développement (O.E.C.D.) a publié il y a quelques jours un
article sur les perspectives économiques qui a suscité, comme on
dit en langage parlementaire, des mouvements divers. C'est en
particulier le paragraphe consacré à la situation monétaire qui a
retenu l'attention.
Quelques phrases séparées d'abord du
contexte et rapprochées ensuite ne manquaient pas de surprendre. Il
est de fait que les taux d'intérêt à long et à court terme ont
maintenant atteint des niveaux qui dépassent non seulement les
précédents maxima cycliques de 1958 et 1959 mais aussi ceux que
l'on avait enregistrés à la fin des années 20 et au début des
années 30. France, Italie et Japon font exception pour l'instant
parce que ces trois pays sortent d'une phase de ralentissement, qui
entraîne normalement un abaissement du taux d'intérêt.
En fin d'article, on lit la phrase
suivante:
"Il est difficile à l'heure actuelle de citer
un seul pays dans lequel les taux d'intérêt soient supérieurs au
niveau souhaité par les pouvoirs publics, compte tenu du désir
qu'ont ceux-ci de contenir les tendances inflationnistes et aussi
du fait que dans certains cas ils ne veulent ou ne peuvent pas
faire davantage appel pour cela à des mesures budgétaires"
.Le rapprochement du fait cité au point de
départ (les taux d'intérêt à des niveaux records) et de l'apparente
satisfaction (ces niveaux sont conformes au désir des
gouvernements) soulevait irrésistiblement un problème: les experts
du château de la Muette tiennent-ils la conjoncture pour saine?
Sont-ils résolument optimistes alors que les experts de la Banque
des règlements internationaux dans leur rapport annuel ne
dissimulaient pas leurs inquiétudes?
Il est difficile de donner à cette
interrogation une réponse catégorique. Les rapports rédigés par les
comités internationaux résultent de compromis entre des opinions
divergentes et sont condamnés à la litote et au sous-entendu. La
règle est de lire entre les lignes. Les experts de Bâle, plus
influencés par les idées européennes, sont probablement, sans le
dire ouvertement, favorables à une revalorisation de l'or. Les
experts de l'O.E.C.D. se refusent à voir dans la hausse, récente et
générale, des taux d'intérêt, le résultat d'une surenchère,
imputable au paradoxe d'une conjoncture dans laquelle jusqu'à une
date récente, les pays dont les comptes extérieurs étaient
déficitaires avaient les prix les plus stables et les taux
d'intérêt les plus bas, cependant que les pays européens, dont les
comptes extérieurs étaient excédentaires, étaient menacés par
l'inflation et condamnés à une politique restrictive. Le paradoxe
est effectivement, au milieu de l'année 1966, moins évident qu'il y
a un an. Les États-Unis, après cinq années d'une expansion
exemplaire, connaissent à leur tour les premiers symptômes
d'inflation et la République fédérale, en raison du déficit
extérieur et d'une hausse rapide des prix, a été obligée, elle
aussi, de relever ses taux d'intérêt. Il est donc possible de
plaider qu'il n'y a pas de contradiction aiguë entre considérations
d'ordre intérieur et considérations d'ordre extérieur.
Les émissions d'obligations, sur les
marchés européens, par les filiales des firmes américaines, ont été
souvent mises en cause. Les experts de l'O.E.C.D. répondent que
marchés internationaux et marchés intérieurs seraient dans une
certaine mesure séparés de telle sorte que les fonds qui alimentent
les premiers ne sont pas nécessairement soustraits aux seconds. Ils
ajoutent que les émissions d'obligations étrangères en Europe se
sont élevées à 1,3 milliard de dollars en 1965 alors que l'on
estime le total des émissions d'obligations nouvelles à quelque 13
milliards de dollars. Ni l'un ni l'autre argument ne sont
pleinement convaincants. Les 10% d'émissions supplémentaires pour
compte étranger peuvent exercer une influence hors de proportion
avec leur montant absolu ou même avec leur pourcentage du
total.
Si la conjoncture n'est pas anormale,
l'observateur sera amené à chercher des "causes séculaires" ou des
"tendances à long terme", qui expliqueraient la hausse des taux
d'intérêt. La première cause que l'on pouvait invoquer est la
diminution des marges bénéficiaires des entreprises, donc des
ressources d'autofinancement. Les experts de l'O.E.C.D. ne
retiennent pas cette explication ou, du moins, ils ne la retiennent
qu'en conjonction avec une autre: la demande croissante
d'investissements publics pour l'infrastructure (écoles, routes,
hôpitaux, etc.).
Dans tous les pays, la formation du capital
fixe de l'État croît plus vite que le produit national brut et
représente une proportion croissante de l'investissement total.
Dans les pays de la Communauté européenne, la part des émissions
d'obligations de l'État et des collectivités locales dans le total
des émissions de valeurs mobilières est passée de 9 à 17% entre
1961 et 1965. Pendant la même période, la part des entreprises
d'État dans le montant total des émissions est passée de 9 à
19%.
Mais à ce moment-là, le rapport de
l'O.E.C.D. exige une interprétation. Ce qui est une tendance
séculaire, c'est la demande croissante d'investissements d'État. Si
ces investissements sont financés essentiellement par des émissions
d'emprunts et d'obligations, les taux d'intérêt à long terme
augmenteront inévitablement d'autant plus que la hausse annuelle
des prix de 2 à 3% (en période de stabilisation) réduit le
rendement, en valeur réelle, des valeurs à revenu fixe. Mais rien
ne prouve que les experts de l'O.E.C.D. approuvent le mode actuel
de financement des investissements d'infrastructure. Ils se bornent
à constater que le niveau élevé des taux d'intérêt peut être
expliqué, en dehors de la surenchère internationale, par le refus
ou l'incapacité des États de financer un pourcentage suffisant des
investissements publics par l'impôt. En bref, l'article tendrait,
selon cette interprétation, à critiquer la politique budgétaire des
États plutôt qu'à incriminer le déséquilibre international et du
même coup la portée du phénomène couramment baptisé escalade des
taux d'intérêt serait réduite.
La critique implicite des politiques
budgétaires est souvent admise par les gouvernants eux-mêmes. Si
ces derniers ne tirent pas les conséquences de cette critique,
c'est qu'il est plus facile d'élever le taux d'intérêt que de
diminuer les dépenses budgétaires ou même d'en ralentir
l'augmentation. Il n'en résulte pas que les taux actuels, rendus
nécessaires en Allemagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, par
les pressions inflationnistes soient sans signification. Ils
annoncent au moins, à supposer qu'ils soient justifiés par la
situation intérieure des économies, un ralentissement de la
croissance. Ils suggèrent, pour parler le langage des organisations
internationales, que, dans la lutte contre l'inflation, la part
faite aux mesures budgétaires est insuffisante - ce qui entraîne un
recours excessif à l'instrument monétaire.
Une telle politique risque de freiner les
investissements plus que la consommation et l'expansion plus que la
hausse des prix.