Le commerce international d'État
Le Figaro
2 mars 1951
On sait que, depuis le début de février, la
ration de viande, en Grande-Bretagne, a été ramenée à 8 pence par
semaine, soit environ 35 francs. En pleine paix, alors que
l'équilibre global de la balance des comptes est largement
rétablie, alors que même la pénurie de dollars est atténuée, les
Anglais mangeront moins de viande qu'au pire moment de la guerre ou
de la crise financière.
Cette situation est à ce point absurde
qu'en dépit de leur discipline et de leur civisme, les citoyens de
Sa Gracieuse Majesté commencent à se révolter. Révolte paisible,
mais peut-être d'autant plus redoutable pour le gouvernement,
puisqu'elle s'exprime par cette simple question: le ministère du
Ravitaillement serait-il dirigé par des maniaques?
En bref, la Grande-Bretagne manque de
viande parce que ceux qui négocient en son nom refusent de payer le
prix réclamé par les négociateurs argentins. Le prix était, l'an
dernier, de 97 livres par tonne, les Argentins commencèrent par
réclamer 140 livres, mais ils rabattirent leurs prétentions jusqu'à
120, cependant que les Britanniques ne consentiraient pas à
dépasser 104.
Nous ne saurions entrer dans le détail des
arguments et contre-arguments échangés. Mais quelques faits
semblent incontestables. La hausse réclamée ne dépassait pas celle
qui affecte l'index britannique des prix de gros (20% au cours des
douze derniers mois). Le gouvernement consent sur les viandes
nationales une subvention de 5 pence par livre, de 1/4 de pence
seulement sur les viandes importées: on veut acheter bon marché au
dehors pour accorder des avantages aux producteurs nationaux sans
accroître le prix moyen. Souci en lui-même compréhensible, tant
qu'il demeure modéré. Mais que dire quand il contraint une
population entière au régime végétarien?
La Grande-Bretagne ne manque pas de devises
pour payer les prix demandés par les fournisseurs argentins (et
aussi néo-zélandais, avec lesquels on a également des difficultés,
comme on en a, pour d'autres produits alimentaires, avec les
Hollandais, les Danois, etc.). Ces prix, excessifs ou non, ne sont,
en tout cas, pas scandaleux. Le public britannique, même parmi les
moins fortunés, ne manque pas des pence ou shillings indispensables
pour acheter une ration plus forte à un prix plus élevé. Les
classes pauvres sont finalement victimes du système. Moins la
répartition officielle fournit de viande, plus on est contraint de
recourir à des produits autres, poissons, volailles, conserves,
qui, eux, sont non rationnés, c'est-à-dire rationnés par l'argent.
L'État lui-même est obligé de verser aux bouchers 15 millions de
livres, soit 15 milliards de francs, pour les indemniser de la
réduction de leur activité.
Comment s'explique la politique de
l'administration? La presse d'opposition suggère deux raisons. La
première est que les délégués britanniques sont mus par des
considérations de prestige. Ils ont l'impression que les Argentins
ont, au lendemain de la guerre, abusé de la situation (ce qui est
probablement vrai, mais ils ne sont pas les seuls, et les
Britanniques n'ont pas éprouvé de scrupules à vendre leur charbon
au dehors plus cher qu'à l'intérieur). Ils veulent, cette fois,
tenir bon et donner la preuve d'une obstination déjà réputée.
La deuxième raison serait que, s'il
acceptait les conditions des fournisseurs, le ministère du
Ravitaillement serait obligé d'élever le prix de la viande
rationnée. Mieux vaux de la viande plus chère que pas de viande du
tout, dirait la sagesse des nations. Oui, mais le prix de la viande
entre dans le calcul de l'indice du prix de la vie, non celui de
certains produits de remplacement. L'augmentation de la ration et
du prix de la viande réduirait peut-être les dépenses globales de
nourriture d'une fraction de la population, mais il provoquerait
certainement la hausse sur le papier de l'indice du coût de la vie.
Pour certains fonctionnaires, l'indice importe plus que la réalité,
puisque les revendications des salariés se fondent sur ces
indices.
On admire que les hommes réalisent aussi
vite les rêves ou les cauchemars des artistes: dans son livre
"1984", G. Orwell imaginait un monde où le mouvement des
statistiques et celui des marchandises à la disposition du public
seraient de sens contraire.
Leçon d'un épisode
Nous ne doutons pas que cet épisode de
l'austérité britannique ne soit rapidement liquidé, grâce à la
révolte de l'opinion raisonnable au sein des deux partis. Déjà, on
annonce la reprise des négociations avec l'Argentine. Aussi bien
cet incident nous intéresse moins en lui-même que par les leçons
qu'il suggère.
Il était de bon ton dans les milieux qui se
croient avancés, et la mode persiste souvent, d'accuser les
intérêts économiques, les sociétés privées d'empoisonner par leurs
rivalités les relations internationales, et l'on ne niera pas que
tel ait été parfois le cas. Encore ces conflits économiques
devenaient-ils redoutables pour la paix surtout lors de
l'intervention des gouvernements, intervention provoquée parfois
par les intrigues des capitalistes, plus souvent par les ambitions
des chancelleries, trop heureuses de justifier une volonté de
puissance. Du moins à l'âge de l'impérialisme, la plupart des
échanges se traitaient-ils sur les marchés, entre particuliers,
selon la loi anonyme des prix.
Depuis que les États se chargent d'une
fraction importante du commerce, des transactions, auparavant
privées et discrètes, deviennent, au sens propre du terme, des
affaires d'État. Le prix de la viande argentine est fixé au terme
de discussions aussi prolongées que vigoureuses. Le prestige des
nations paraît engagé et, bien plus que les arguments fourbis par
les deux parties avec art, ce sont finalement l'obstination des
diplomates et la force respective des pays contractants qui
déterminent la conclusion.
Tant que le commerce d'État prend place en
une économie internationale encore à demi libérale. Il est loisible
de se référer à certains prix qui peuvent servir de critère au
moins approximatif. Transportons-nous de l'autre côté du rideau de
fer. Quel critère subsiste en un univers où tous les prix, à
l'intérieur, sont artificiels, ou du moins manipulés par les
planificateurs? Comment s'opéreront les échanges entre économies
socialistes? Les confidences des Yougoslaves, depuis que ceux-ci
sont sortis de l'orthodoxie stalinienne, nous en donnent une idée,
conforme à la vraisemblance. L'État socialiste le plus puissant
détermine souverainement les conditions de l'échange. Il achète les
matières premières au-dessous des cours mondiaux, il vend les
produits manufacturés au-dessus.
Les titistes, trotskistes et autres
variétés de staliniens repentis dénoncent l'impérialisme
bureaucratique. Ils ne veulent pas reconnaître que le système
lui-même rend ces maux presque inévitables. Une économie planifiée
est une économie politisée. Lorsque le commerce international se
fait entre États, à moins qu'il existe un marché mondial, il n'y
aura plus de référence objective. Le plus fort imposera ses
conditions au plus faible. Il faut beaucoup de foi dans la nature
humaine pour compter sur la justice du fort. Sous prétexte de
supprimer les iniquités que comportent effectivement les sociétés
libérales, on renforce indéfiniment les fonctions et les pouvoirs
de l'État et, du même coup, on amplifie démesurément les
possibilités d'exploitation. En particulier, les relations
économiques entre États socialistes offriront, à chaque instant,
des occasions de conflit.
Si le monde entier était couvert d'États
socialistes, les hérésies sur l'interprétation des textes sacrés ne
seraient même pas nécessaires pour entretenir la lutte des uns
contre les autres, il suffirait de l'incertitude sur le prix de la
viande.