Limiter ses ambitions
Point de vue
15 juin 1945
La France ne dispose pas pour l'instant des
moyens matériels d'une grande puissance. Qu'il s'agisse du
ravitaillement de sa population ou de l'armement de ses soldats,
elle dépend des autres. Or une grande puissance est, par
définition, celle qui jouit d'une large autonomie dans la conduite
de sa diplomatie.
Personne n'ignore cette faiblesse présente
mais chacun a l'air de tenir pour évident que notre politique
étrangère, bien loin de réduire ses ambitions à la mesure de nos
forces, doit maintenir des prétentions à la hauteur de nos gloires
passées et de notre possible avenir. Quand la France n'est pas
invitée à une Conférence des Trois, on proteste avec une
indignation feinte ou sincère.
Et pourtant, rejetons les lieux communs du
conformisme. Si nous étions présents, certes notre amour-propre y
trouverait son compte, mais notre intérêt? Au risque de
scandaliser, n'hésitons pas à suggérer les avantages de
l'absence.
Opinion divisée
Deux sortes de pays sont aujourd'hui
d'accord sur l'orientation générale de leur politique étrangère:
les "grands" qui choisissent souverainement, et les petits qui
subissent leur destin. En Grande-Bretagne comme aux États-Unis,
quelles que soient les querelles secondaires sur les objectifs
ultimes, sur les problèmes décisifs en tout cas dans les
circonstances où la vie même de la communauté est en jeu, l'unité
se reforme spontanément. L'immense majorité des citoyens conçoit de
la même manière le régime intérieur et le rôle dans le monde de la
nation.
Quand il s'agit d'un petit pays intégré
dans une zone d'influence, l'unité risque d'être plus fictive que
réelle. On doute, par exemple, que les Polonais soient tous devenus
partisans enthousiastes de l'amitié russe. Mais finalement le
résultat est le même: contrainte inéluctable ou décision libre,
l'unanimité semble régner dans la nation.
Mais il est des pays trop glorieux pour
accepter la place d'un satellite, trop faibles malgré tout pour
déterminer seuls leur conduite, disposés de telle manière sur la
carte du monde qu'ils n'appartiennent à aucun bloc, à aucune sphère
d'influence. Ces pays sont voués à connaître à l'intérieur
d'eux-mêmes les rivalités qui sévissent à l'échelle de l'univers.
Relativement de deuxième ordre, ils ne connaissent pas d'unité, ni
celle qui est le privilège de la puissance, ni celle qui est la
sanction de la faiblesse: ils traduisent par leur déchirement même
l'équivoque de leur position. La Chine a deux armées, dont l'une se
réclame du communisme et l'autre obéit à Tchan Kaï Chek.
L'opposition n'atteint pas, en France, à
ces formes extrêmes, mais qu'on imagine une rupture entre les
démocraties occidentales et l'Union soviétique, il y aurait des
deux côtés un immense parti de Français. Certes, nous nous refusons
à envisager une telle éventualité fatale pour l'humanité, mais la
scission existe virtuellement. L'unité des Français ne dure
qu'aussi longtemps que nous n'avons pas à choisir.
Bénéfice de l'abstention
Chaque Français réagit à sa façon aux
nouvelles qui lui viennent de Bucarest ou de Varsovie. En chacun de
nous, la nouvelle de l'arrestation de leaders polonais a agité des
sentiments contradictoires. Mais la plupart de nos journaux n'ont
pas pris parti, ou l'on fait avec retenue, tant nous sommes
intimement convaincus que notre action ne s'étend plus jusqu'à la
Vistule, tant nous craignons de perdre l'amitié des uns ou des
autres.
Si la France était présente à une
Conférence des Quatre, il lui faudrait prendre des décisions
qu'elle élude jusqu'à présent. Il est loisible de nous prêter un
rôle de médiateur. Mais le médiateur s'attire plus souvent
l'inimitié que l'amitié des deux parties.
Quelle serait notre attitude à l'égard de
la Pologne, de la Corée? Je ne doute pas que sur chaque question
les experts du Quai d'Orsay ne préparent un rapport qui vaudrait
celui des autres chancelleries. Mais quel poids aurait un avis que
n'amplifierait pas le fracas des avions et des chars? Et à quoi
bon, par l'expression de souhaits inefficaces, compromettre nos
relations avec tel ou tel, et notre unité même? À l'entrée du
Concile des Grands, on mesure les forces actuelles: consolons-nous
de ne pas obtenir le redoutable honneur d'y siéger.
Soucis français
Mais, dira-t-on, certains problèmes seront
traités par les Grands, qui intéressent au plus haut degré le
présent et l'avenir de la France? Ne serait-il pas ruineux,
suprêmement injuste, suprêmement maladroit, que l'on décidât du
sort de l'Allemagne sans que la France fût consultée?
Selon le traitement réservé à l'Allemagne,
il est vrai que la France aura, si l'on peut dire, perdu ou gagné
la guerre. L'inclusion dans l'unité économique française des mines
de la Sarre a une portée immense pour l'expansion de notre
industrie. Nous ne saurions nous désintéresser du régime auquel
sera soumis l'arsenal allemand de la Ruhr. Là, en effet,
l'abstention serait fatale.
Mais la présence n'implique pas plus le
succès que l'absence l'échec de nos revendications. Peu importe,
après tout, que nous fassions entendre notre voix dans une
délibération commune ou dans des négociations particulières. Nous
nous soucions par-dessus tout du sort de l'Allemagne occidentale,
c'est-à-dire de la zone soumise à l'occupation et à l'influence
anglo-saxonnes.
Après une épreuve comme celle que la France
vient de traverser, un pays hésite toujours entre deux attitudes:
attendre pour reparaître dans le monde d'avoir reconstitué ses
forces, ou bien renouer immédiatement la tradition et ne pas
transiger sur ses droits et sur ses prétentions. La Russie de 1917
choisit la première. Il semble que la France choisisse la
deuxième.
La diplomatie est autorisée à anticiper sur la
réforme intérieure, elle ne saurait à la longue en tenir lieu. La
diplomatie se soucie légitimement du prestige, mais finalement elle
doit se concentrer sur l'essentiel.
Or l'essentiel, pour nous, c'est que le
règlement de la paix améliore définitivement le rapport de notre
force à la force allemande.
En vérité, nos authentiques ambitions ne
s'étendent pas au delà du rayon d'action de notre puissance.