Productivité moyenne et rémunération
Le Figaro
21 avril 1961
L'augmentation de la productivité moyenne
(rapport entre produit national et nombre des ouvriers),
disions-nous la semaine dernière, peut servir de référence pour
déterminer approximativement la hausse possible du taux horaire des
salaires. Mais cette proposition ne va pas sans réserves
multiples.
Tout d'abord, il convient d'interpréter
exactement les statistiques. La productivité moyenne, dont la
hausse est d'ordinaire mesurée, n'est pas celle de l'ensemble de
l'économie mais celle de l'industrie. Il serait impossible d'élever
les salaires en proportion du seul relèvement de la productivité
industrielle sans précipiter l'inflation. Effectivement, en
certaines secteurs, celui de l'agriculture, par exemple, et surtout
celui des services, l'efficacité du travail n'augmente pas aussi
vite que dans l'industrie et même, dans de nombreux cas, elle
n'augmente pas du tout. La productivité moyenne, pour l'ensemble
des trois secteurs, est le résultat de multiples phénomènes:
productivité accrue dans les industries existantes, soit grâce à
une meilleure organisation du travail, soit grâce à des
investissements supplémentaires, transfert de la main-d'œuvre
d'emplois à productivité faible vers des emplois à productivité
plus forte, non-progrès de la productivité dans de nombreux emplois
tertiaires. Au cours d'une année, nul ne sait quelle sera,
statistiquement, la hausse de la productivité dans l'ensemble de
l'économie. Ce que l'on sait, en revanche, avec certitude, c'est
que cette hausse sera toujours inférieure à celle qu'obtiennent les
entreprises modernes de l'industrie. Or, les entreprises pilotes
sont inévitablement tentées d'accorder des hausses de salaires à la
mesure de leur propre accroissement de productivité. Une telle
politique serait dangereuse.
En effet, si la réduction des coûts, qui
est un aspect de l'augmentation de la productivité, était
entièrement compensée par des relèvements de salaires, les secteurs
à productivité rapidement progressive ne pourraient pas abaisser
leurs prix de vente. Pour les autres secteurs, la situation se
présenterait sous forme d'un dilemme: ou bien ils voudraient
rivaliser avec les secteurs de pointe et, en ce cas, la hausse des
salaires étant proportionnelle à la hausse de productivité des
secteurs privilégiés dépasserait la hausse de la productivité
moyenne. Ou bien les autres secteurs seraient contraints de ne pas
accorder les mêmes hausses de salaires que les secteurs de pointe
et, en ce cas, les écarts de salaires s'élargiraient entre les
secteurs, ce qui n'irait pas sans mécontenter les ouvriers
défavorisés.
De plus, les économies européennes ne
vivent plus en vase clos. Chacune d'elles est soumise en permanence
à la concurrence de ses rivales. Toute économie qui répartirait les
résultats des progrès de productivité autrement que ses
partenaires-rivales risque de connaître des difficultés. Supposons
qu'une économie parvienne à traduire en baisse de prix les
diminutions des coûts réalisés par les secteurs de pointe,
cependant que, dans une autre économie, les secteurs de pointe
consentent à des augmentations de salaires qui équivalent
globalement aux baisses des coûts, dues à l'avance de la
productivité. Manifestement, le niveau général des prix
augmenterait en ce dernier pays plus que dans le premier, avec les
conséquences prévisibles de cette disparité.
Ces hypothèses abstraites ne sont pas
simples spéculations.
Cependant, une tendance me paraît visible,
de plus en plus accentuée au fur et à mesure du progrès économique:
les hausses de salaires tendent à se généraliser à travers
l'ensemble de l'économie.
Aux États-Unis, le phénomène est reconnu.
Or, il est une des causes de l'inflation endémique. Les services à
productivité stationnaire ou lentement progressive constituent une
fraction de plus en plus large de l'économie tout entière.
En France, le pourcentage de 4%, indiqué
dans la lettre du premier ministre, constituait un ordre de
grandeur possible pour l'ensemble de l'économie. Mais il est à
craindre que les 4% deviennent dans les industries de pointe 7 à 8%
(modification de la hiérarchie, prélèvements sociaux). Si, au bout
de l'année, la masse des salaires industriels a progressé de 7 à 8%
(abstraction faite de l'allongement de la durée du travail ou des
augmentations du nombre des travailleurs), il est à prévoir que le
niveau général des prix sera en hausse de quelques pour-cent.
Augmentation peut-être supportable mais à condition qu'elle se
produise également dans les pays voisins.
Comment mettre un frein à ce mécanisme?
Probablement, dans l'immédiat, l'ouverture des frontières et la
concurrence seront-elles plus efficaces que les admonestations
ministérielles.