Du jeu électoral aux réalités politiques
Combat
2 juin 1946
Mis à part quelques incidents, burlesques
(comme les accusations de
L'Humanité
contre Daladier) ou tragiques (comme l'assassinat d'un candidat MRP
à La Réunion), la campagne électorale s'est déroulée selon les
rites. Les déclarations des partis et les discours des candidats ne
permettent guère de deviner les mesures concrètes que les uns ou
les autres envisagent de prendre, s'ils ont la charge du pouvoir.
Et l'on parviendrait malaisément à discerner, à travers les joutes
traditionnelles, les groupements de demain.Mais les événements ont suppléé à la
carence des hommes. En quelques jours, politique étrangère et
politique intérieure ont été remises en question. Les Américains,
puis les Anglais, en suspendant le transfert d'outillage allemand
destiné aux réparations, ont franchi un premier pas vers la
dénonciation des accords de Potsdam. La situation actuelle, la
division de l'Allemagne en quatre zones étanches, ne saurait se
prolonger indéfiniment. Les deux gouvernements de Londres et de
Washington se lassent d'un système qui, bien loin de rapporter,
coûte des centaines de millions de dollars aux puissances
occupantes.
Rien n'indique que la solution à laquelle
iraient les préférences anglo-saxonnes, le rétablissement de
l'unité économique du Reich, prévu à Potsdam, ait une chance
sérieuse d'être adoptée dans les semaines ou les mois qui viennent.
Bon gré mal gré, Anglais et Américains se résignent à consacrer la
situation actuelle, à reconnaître qu'il y a une Allemagne orientale
sous protectorat russe, gouvernée demain par le parti unifié;
inévitablement, ils vont tâcher d'organiser les trois zones de
l'Allemagne occidentale. Du coup, la diplomatie française sera
contrainte de réviser ses positions.
Quelle que soit l'opinion que l'on professe
sur la possibilité ou l'opportunité de la séparation politique de
la Ruhr, on avouera que cette conception, en tant que mesure de
sécurité, n'a de sens que par rapport à une Allemagne unifiée. On
proposera difficilement de séparer politiquement la Ruhr d'une
unité composée par la seule Allemagne occidentale. Mais si la
diplomatie française s'engage dans cette voie, elle se rapproche,
sur ce terrain décisif, de la diplomatie britannique et américaine,
et l'on doit s'attendre alors à une opposition du parti communiste,
qui saisira l'occasion de reprendre les vieilles formules du
nationalisme français.
L'accueil réticent fait par le parti
communiste à l'accord franco-américain est un premier signe de
cette opposition latente au resserrement des liens entre la France
et le monde occidental. En manifestant hautement "le souci de
veiller que la suppression prévue de toutes les mesures
protectionnistes ne mette pas en cause, dans un avenir plus ou
moins proche, certaines branches de notre production industrielle,
agricole et artistique", le bureau politique a indiqué le thème:
défense de l'économie nationale, qu'il réserve d'exploiter contre
les méthodes libérales auxquelles nous incline l'entente avec les
États-Unis.
Enfin, le discours de M. Gouin a accentué
la divergence des deux partis d'extrême-gauche en matière
constitutionnelle. En acceptant une seconde Chambre, dont le veto
serait au moins suspensif, en consentant à élargir les pouvoirs du
président de la République, en souscrivant au principe de la
séparation des pouvoirs, le président du Conseil accordait, au
fond, à l'opposition modérée, l'essentiel de ce qu'elle avait
réclamé. Le parti communiste n'a pas dissimulé sa mauvaise
humeur.
Faut-il dire qu'un large accord
"centriste", une nouvelle majorité axée sur les socialistes est en
train de se dégager? Une telle conclusion serait singulièrement
précipitée. Parlant presque au même moment que son chef, M. Moch
proclamait que le parti socialiste ne gouvernerait jamais sans les
communistes. Prudence parfaitement compréhensible: la situation
présente prête plus souvent à des mesures impopulaires qu'à des
faveurs démagogiques. Si le parti communiste, par l'intermédiaire
de la CGT multipliait les revendications et les grèves, la
reconstruction française, dans l'intérêt de laquelle on a souscrit
à l'accord américain, serait compromise. La décision récente du
parti communiste de soutenir la demande syndicale de hausse des
salaires comporte probablement une double signification: elle vise
à apaiser le légitime mécontentement des salariés, elle laisse
entrevoir les conséquences d'un passage éventuel à l'opposition (ou
encore, d'une part accrue d'opposition dans une tactique qui
n'exclurait pas la participation au gouvernement).
Telles sont les réalités avec lesquelles le
futur gouvernement se trouvera aux prises. L'électeur, pour son
compte, serait bien en peine de choisir, puisqu'il choisit un
parti, non les alliances, c'est-à-dire la politique réelle de ce
parti. Quant aux partis eux-mêmes, ils espèrent manifestement que,
demain comme hier, ils éluderont les difficultés et éviteront les
véritables décisions. Mais les mêmes événements, qui ont posé les
problèmes à l'heure où la proximité des élections engageait à les
dissimuler, obligeront peut-être demain à donner une réponse
immédiate à des questions que l'on s'ingénie à reposer
indéfiniment.