Oui
Point de vue
18 octobre 1945
On aurait aimé voter sur le fond: on votera
sur la méthode.
Les Français, le 21 octobre, n'auront pas
l'occasion d'exprimer leur préférence pour le principe de
l'Assemblée unique ou celui des deux Chambres, ils ne décideront ni
la suppression, ni le maintien, ni la modification du Sénat. Ils ne
choisiront pas entre démocratie parlementaire et démocratie
présidentielle.
Ils devront répondre à deux questions dont
on se demande encore comment elles ont pu soulever tant de passion.
"L'Assemblée élue sera-t-elle constituante ou non?" Si le pays
répond "oui", la future Constitution sera rédigée par cette seule
Assemblée. S'il répond "non", on élira un Sénat selon les modalités
prévues par les lois organiques de 1875. Les deux Assemblées
jointes en Assemblée Nationale modifieront alors les lois de
1875.
"Les pouvoirs de l'Assemblée seront-ils
réglementés à l'avance ou non?" Si le pays répond "oui", le
ministère dont le chef aura été choisi par l'Assemblée elle-même ne
pourra être renversé que dans le cas où une motion de censure,
déposée deux jours à l'avance, sera votée par la majorité absolue
des députés inscrits.
À ces deux questions, nous répondrons
oui.
Le premier oui
Quand il n'y a pas de constitution, il faut
bien en établir une autre. Et la méthode normale, conforme aux
traditions, est de confier ce soin à une assemblée élue au suffrage
universel en vue de cette tâche précise.
On peut bien, en droit, plaider que les
actes constitutionnels du maréchal Pétain sont nuls, puisqu'ils
violent les engagements pris à Vichy en juillet 1940. Pétain a
abusé du mandat qui lui avait été confié, par suite,
automatiquement, la légalité ancienne rentre en vigueur. Mais ce
raisonnement, qui aurait eu un sens au moment de la libération,
n'en a plus guère aujourd'hui. Depuis un an, tout s'est passé comme
si les lois organiques de 1875 n'étaient plus valables:
gouvernement provisoire, Assemblée consultative sont issus d'une
"légalité révolutionnaire". Revenir à la légalité de 1875, ce n'est
pas prolonger le statut actuel, c'est le désavouer.
Mais, moralement, aussi bien que
politiquement, ce retour au passé ferait mal augurer de
l'avenir.
Le non apparaîtrait comme un aveu
d'impuissance. Renonçant à innover, lasse d'entreprendre, la France
se résignerait à une restauration sans éclat et sans
espérance.
Tout le monde reconnaît que la Constitution
de 1875 ne répond plus aux nécessités actuelles, qu'elle exige une
révision. Dès lors, pourquoi ranimer une constitution morte à seule
fin de la tuer une deuxième fois?
En répondant oui à la première question, le
pays exprimera tout à la fois son approbation de l'actuelle
légalité et sa volonté d'institutions rénovées.
Le deuxième oui
La vivacité des polémiques dissimule
l'étendue de l'accord unanime. En effet, le principe essentiel de
la démocratie: la responsabilité de l'exécutif devant les élus de
la nation est admise par tous les partis et sera consacrée, quelle
que soit la réponse à la deuxième question. La loi d'aménagement
des pouvoirs publics ne touche nullement à ce principe fondamental.
La Constituante est souveraine puisqu'elle élit le président du
gouvernement et qu'elle demeure libre à chaque instant de le
renverser.
Sans doute, la Constituante, dans
l'éventualité d'une réponse positive, ne sera pas libre de faire
n'importe quoi. En premier lieu, elle devra avoir achevé ses
travaux au bout de sept mois. Mais ne s'accorde-t-on pas pour
déplorer la continuation du régime provisoire et pour en souhaiter
une fin rapide?
En second lieu, le renversement du
ministère exigera une motion de censure, deux jours de réflexion,
un scrutin à la tribune et la décision de la majorité des membres
de l'Assemblée. En quoi une telle disposition est-elle contraire à
l'orthodoxie démocratique? Elle élimine les crises accidentelles,
les réactions d'humeur, les mouvements de séance, elle oblige
chacun à prendre ses responsabilités après réflexion et en toute
clarté. Si une telle proposition avait été faite par Léon Blum, qui
se serait indigné?
Certains ont prétendu que cette clause
interdirait à l'Assemblée de renverser
un
ministre. Mais sous la IIIe République, la solidarité ministérielle
existait déjà et une question de confiance engageait tout le
cabinet. Je pense, pour mon compte, que l'instabilité des
ministres, individuellement, favoriserait la stabilité des
ministères collectivement.Est-ce enfin contre l'article qui interdit
à l'Assemblée de proposer les dépenses que l'on va mener campagne?
Mais cette règle s'applique en Grande-Bretagne, une règle analogue
existait déjà en France avant 1939. On s'ingéniait à la tourner?
Raison de plus pour la ranimer.
En vérité, la loi soumise à l'approbation
des électeurs ne contient rien qui ne doive ou ne puisse figurer
dans la Constitution définitive.
Pourquoi le pays hésiterait-il à répondre
oui?
Le jeu politique
Les radicaux répondent non aux deux
questions. Les communistes oui à la première et non à la deuxième.
Disons-le simplement: l'attitude des communistes nous paraît
logique, celle des radicaux difficilement intelligible.
Les communistes veulent une Assemblée
totalement souveraine, libre de fixer elle-même son mode de travail
et sa durée: soit! Les radicaux craignent l'Assemblée unique et ses
excès et sa possible tyrannie. Mais alors pourquoi ne pas admettre
les précautions discrètes que le projet gouvernemental prévoit
contre l'instabilité ministérielle et les éventuels empiétements de
l'Assemblée?
Le oui, nous dit-on, en dépit de tour,
équivaudra à plébisciter un homme, à lui reconnaître un pouvoir
presque illimité.
À supposer qu'il en fût ainsi, qui en
porterait la responsabilité, sinon ceux qui ont transfiguré une
controverse constitutionnelle en un débat pour ou contre une
personne? Le général de Gaulle n'utilise pas son prestige, afin
d'imposer des textes inadmissibles, mais certains rejettent des
textes raisonnables, parce que c'est lui qui les présente. Ce sont
les adversaires du référendum qui, désirant un plébiscite
contre
risqueraient d'amener un plébiscite
pour
.Fort heureusement, il n'y a pas de
plébiscite. Les élus du peuple éliront le chef de l'exécutif et le
contrôleront. Adversaires et partisans du général de Gaulle se
compteront cette fois en pleine lumière.
En répondant oui à la seconde question, le
pays aura contribué autant qu'il le pouvait dans les circonstances
où il était placé, à la reconstruction d'une démocratie libre et
efficace.