Au Portugal: militaires et militants
Le Figaro
2 juin 1975
Je ne sais si les militaires portugais
ouvrent une voie originale et découvriront le secret d’un
socialisme encore jamais vu; dès maintenant ils enrichissent le
trésor des expériences révolutionnaires et des jongleries
dialectiques.
Ils procèdent à des élections libres mais
déclarent à l’avance qu’en tout état de cause
leur
révolution continue; ils ne tiennent pas compte des préférences
exprimées par les électeurs; tout en se réclamant de la démocratie,
et ils s’étonnent ensuite que leurs alliés atlantiques
s’interrogent sur leur participation à l’Alliance, en particulier
les gouvernements scandinaves qui n’aiment guère le despotisme,
quelle qu’en soit la couleur. Ils dénoncent les sociaux-démocrates
et, dans la même foulée, ils se plaignent d’être l’objet de
calomnies, comme s’ils ignoraient que tout mouvement qui invoque le
socialisme et refuse l’inspiration de la social-démocratie,
autrement dit du réformisme, aboutit d’ordinaire à la
toute-puissance d’un parti unique ou de l’armée.À ce point le commentateur s’interroge: que
savent-ils, ces officiers qui parlent le langage de tous les
intellectuels progressistes à travers la planète, celui des
communistes ou celui des gauchistes, le langage que l’on retrouve
sous la plume ou dans la bouche des intellectuels du tiers monde,
au pouvoir ou dans l’opposition? Récemment, le professeur Moynihan,
de Harvard, ancien ambassadeur des États-Unis en Inde, a publié
dans la revue «Commentary» un article qui fit sensation sur les
Nations Unies et la mise en accusation permanente des États-Unis
et, secondairement, des pays occidentaux par les représentants du
tiers monde. Il attribuait à l’influence de la London School of
Economics et à la conception particulière du socialisme répandue
par cette institution, le mode de penser, de parler et d’agir
caractéristique des hommes politiques d’Afrique ou d’Asie, formés
dans les universités d’Occident ou instruits par des professeurs
eux-mêmes passés par ces universités.
Le professeur américain, nommé représentant
des États-Unis à l’O.N.U., probablement à la suite de cet article,
ne devrait pas sous-estimer l’influence de l’intelligentsia
parisienne et de la littérature marxisante, beaucoup plus riche en
France qu’en Grande-Bretagne. À la fin du XIXe siècle, en ce siècle
jusque 1933, c’est l’Allemagne qui produisait les diverses
interprétations du marxisme et adaptait celui-ci aux exigences des
conjonctures historiques. Depuis 1945, c’est la France qui remplit
cette fonction; c’est de Paris que viennent les renouvellements du
marxisme; c’est Paris qui sacre grand penseur un cuistre quelconque
pourvu qu’il lise «Le Capital» à l’aide des concepts empruntés à la
dernière mode des revues bien pensantes et des classes de
philosophie au lycée.
Les officiers portugais ne doivent rien à
la London School of Economics, beaucoup aux livres publiés par les
éditions Maspéro en même temps qu’à leurs propres expériences
vécues en Afrique. Nombre d’officiers français, traumatisés par les
combats d’Indochine et d’Algérie, furent tentés eux aussi par ce
mélange d’anticapitalisme, de populisme, de marxisme qui constitue
la Vulgate du progressisme mondial. Au militaire à monocle succède
le militant armé, pur et dur, qui gouverne avec le peuple et pour
lui. Il n’appartient pas aux classes privilégiées et ne veut pas se
battre pour elles. Venu du peuple ou surtout de la petite
bourgeoisie, il emprunte au milieu les idées au nom desquelles il
se dresse contre le despotisme de droite, responsable des guerres
coloniales, et il crie à tous les échos les mots sacrés,
démocratie, révolution, socialisme, liberté. Naïf ou rusé? Cynique
ou sincère? Comment ne pas hésiter?
La confusion mentale n’exclut pas la
manipulation. Il se peut que la plupart des officiers et des
sous-officiers du M.F.A. ne voient pas malice à transformer la
révolution en une sorte d’entité mystique, supérieure aux partis et
à leurs querelles misérables, qui va son chemin et transformera la
société. Le métier des armes incline rarement au respect des
assemblées délibérantes et les soldats, sortis des casernes et
investis par eux-mêmes ou par les foules d’une mission de salut, ne
retournent pas volontiers aux devoirs ingrats d’une armée en temps
de paix,
À travers l’Histoire, le pouvoir a été
souvent au bout des baïonnettes, selon la formule de Mao Tsé Toung.
La rose que le peuple offrait il y a un an à la baïonnette servit
d’investiture et lui sert peut-être encore.
On a peine à croire malgré tout que les
quelques personnalités fortes, au sommet, le premier ministre, le
général Gonçalves ou le général Otelo de Carvalho, ne sachent pas
ce qu’ils font. En chaque occasion, ils réservent leurs faveurs au
parti communiste et leur sévérité au parti socialiste encore plus
qu’aux partis à la droite de ce dernier. Qu’il s’agisse du syndicat
unique ou des autorités locales, ou des milices de défense
révolutionnaires, ils créent les conditions propices à l’action de
noyautage du parti communiste, parti minoritaire, mais avec une
structure comparable à celle d’une armée, probablement plus
disciplinée que l’armée portugaise d’aujourd’hui, politisée par
décision de ses chefs.
Veulent-ils pour autant assurer demain le
règne du parti communiste? Rien n’est moins sûr. Probablement
veulent-ils garder le pouvoir, même s’ils envisagent une
collaboration privilégiée avec le parti communiste, qui partage
leur état d’esprit: lui comme eux entend réduire le parti
socialiste en esclavage à défaut de l’interdire, et ne s’embarrasse
pas des scrupules de la démocratie formelle.
Officiers révolutionnaires et parti
communiste appellent également démocratie la nationalisation des
instruments de production et l’exercice du pouvoir par une minorité
- parti ou M.F.A. minorité qui ne tolère pas la mise en question de
son programme et de ses décisions majeures.
Quelle que soit aujourd’hui et demain la
relation entre le M.F.A. et le parti communiste, les événements
actuels du Portugal revêtent une signification historique.
L’activité de l’ambassade d’Union soviétique à Lisbonne, la lutte
du parti socialiste pour son existence, la menace d’un régime de
type soviétique dans la péninsule Ibérique, l’incertitude politique
dans les pays méditerranéens de l’Alliance atlantique, tous ces
faits, en eux-mêmes, et par leurs implications militaires et
idéologiques, modifient profondément l’équilibre dans l’Europe
entière et dans chaque pays d’Europe.
M. François Mitterrand acculé à un choix
déchirant, le sait mieux que personne.