L'interpellation de M. Giscard d'Estaing. La
relance par la consommation
Le Figaro
10-11 février 1968
L'analyse de l'interpellation
journalistique de M. Giscard d'Estaing(1) nous avait conduit
à une question: du fait que les mouvements de la conjoncture
n'obéissent pas à une sorte de fatalité, a-t-on le droit de tirer
la conclusion que les gouvernants possèdent, dès maintenant, les
connaissances et les moyens d'action nécessaires pour les
maîtriser? Les événements de ces deux dernières années suggèrent au
moins le doute, que l'examen des années 1960-1965 ne dissiperait
pas.
Tout le monde connaît aujourd'hui les deux
causes du ralentissement de l'expansion en 1967, à savoir
exportations et consommation privée inférieures aux prévisions.
Jusqu'à quel point les services de la rue de Rivoli ou ceux de
n'importe quel ministère des Finances parviennent-ils à calculer,
douze ou six mois à l'avance, le volume des ventes au-dehors,
affecté, de toute évidence, par de multiples facteurs en chaque
pays et, plus encore, dans l'ensemble du monde?
Quant au retard de la consommation privée
sur les prévisions, il est imputable à deux facteurs, probablement
liés l'un à l'autre: les revenus salariaux ont progressé plus
lentement que les experts ne le prévoyaient et les habitudes de
consommation se sont modifiées. Le climat nouveau, la crainte du
chômage ont provoqué une épargne de précaution et la répartition
même du pouvoir d'achat n'est pas restée constante.
Bien entendu, en théorie, le gouvernement
aurait pu injecter, si l'on peut dire, un pouvoir d'achat
supplémentaire. Rétrospectivement, on a beau jeu à reprocher à M.
Michel Debré de ne l'avoir pas fait. Mais, si l'on posait en
impératif n°1 le maintien d'un excédent extérieur en vue d'obtenir
une réforme du système monétaire international, le ministre
pouvait-il prendre le risque de dégrèvements fiscaux?
En dehors même de l'impératif diplomatique,
le souci de la stabilité des prix paralysait les initiatives. La
concurrence internationale contraint les entreprises à calculer au
plus juste. La plupart d'entre elles disposent des moyens
nécessaires pour produire davantage sans embaucher des travailleurs
supplémentaires. Certaines régions, certaines industries en perte
de vitesse connaissent les épreuves de ce que l'on appelle
pudiquement la reconversion. Le chômage dont souffre, à son tour,
l'économie française ne disparaîtra pas miraculeusement, même dans
l'éventualité d'une reprise de l'expansion.
Aussi M. Michel Debré insiste-t-il à juste
titre, comme il l'a fait dans son interview d'hier, sur
l'importance des réformes de structures intéressant le marché du
travail.
Bien entendu, une expansion plus vigoureuse
facilite la reconversion et réduit le chômage,
à condition qu'elle provoque un accroissement
de la production et non une hausse des prix
. Aurait-il fallu parier, hier, qu'une relance par la consommation
entraînerait effectivement une production supplémentaire sans
accélérer la hausse des prix? Tout le monde le pense aujourd'hui,
beaucoup le pensaient hier, mais la décision exigeait une autre
hiérarchie des préférences et des périls. De toute manière, elle
impliquait le consentement à un déficit des finances
publiques.M. Giscard d'Estaing semble reprocher à son
successeur la réapparition de l'impasse, alors que celle-ci passe
normalement pour une méthode, inévitable et légitime, de relance.
L'élargissement de l'impasse, en 1967, résulte moins d'une volonté
délibérée des pouvoirs publics que des obligations, antérieurement
assumées par l'État, et du mouvement des affaires. Le recours à des
prélèvements fiscaux supplémentaires aurait été, à juste titre,
condamné comme contraire aux nécessités de la conjoncture.
La véritable opposition entre M. Giscard
d'Estaing et M. Michel Debré porte moins, me semble-t-il, sur le
fait même de l'impasse que sur le choix entre augmentation des
dépenses publiques et dégrèvements fiscaux. Dans la mesure où ces
derniers favorisent l'expansion, ils peuvent, dans des
circonstances favorables, gonfler les recettes de l'État et, par
suite, ne pas élargir le découvert. Durant les années fastes
1961-1965, aux États-Unis, la diminution du taux des impôts
n'entraînait pas de déficit budgétaire; les rentrées fiscales
augmentaient, en dépit de la baisse des taux, grâce au gonflement
de la matière imposable.
M. Michel Debré préfère-t-il, en théorie,
l'augmentation des dépenses publiques aux dégrèvements fiscaux? Je
ne le crois pas. La réforme de la Sécurité sociale, le relèvement
des tarifs des services publics avaient précisément pour objectif
de réduire les charges publiques ou parapubliques. Le ministre
s'est trouvé dans une situation telle que, l'impasse étant déjà
élevée, il n'a pas osé prendre le risque de dégrèvements fiscaux
faute d'être assuré que ceux-ci apporteraient à l'État, par
l'intermédiaire d'une expansion plus forte, un surplus de
recettes.
Encore une fois, M. Michel Debré a connu le
malheur de transférer aux particuliers une partie des charges
assumées par l'État (services publics, Sécurité sociale), au moment
où l'insuffisance de la demande privée freinait l'expansion. Il a
reculé devant les mesures compensatrices, parce qu'il n'en
attendait pas une action assez forte sur la conjoncture pour
empêcher l'élargissement de l'impasse.
En ce qui concerne la situation présente,
il ne subsiste plus de divergence sur l'opportunité d'une action de
l'État pour favoriser l'accélération de la croissance. M. Giscard
d'Estaing aurait préféré à la réduction de 15% du tiers
provisionnel un abaissement du taux de la T.V.A. En ce débat, aucun
des interlocuteurs ne manque d'arguments. La proposition faite par
M. Giscard d'Estaing d'une réévaluation partielle des bilans répond
à une vieille revendication du patronat. Elle se heurte à des
résistances enracinées au ministère des Finances. Probablement ne
présente-t-elle pas un caractère d'urgence, puisque les
investissements, même privés, ont dépassé, en 1967, les objectifs
du Plan.
On regrette, en revanche, que M. Giscard
d'Estaing ne s'exprime pas plus clairement sur le problème
actuellement le plus grave pour la France comme pour l'ensemble de
l'économie mondiale. Le déficit américain des comptes extérieurs,
aussi longtemps que durera la guerre du Vietnam, ne se résorbera
pas de lui-même. L'Europe n'a pas mené une politique déflationniste
à laquelle les États-Unis seraient en droit d'imputer leur déficit
extérieur, mais, aussi longtemps que tous les gouvernements
craignent le déficit extérieur plus que la stagnation, ils
hésiteront devant les aléas de la relance.
Faut-il les inviter tous à relire Keynes?
Ou, mieux encore, inviter les six gouvernements du Marché commun à
définir ensemble une politique monétaire, sinon à créer une monnaie
commune?
(1)
Voir "Le Figaro" du 7 février 1968.