Messianisme ou sagesse?
Liberté de l'Esprit
décembre 1949
"Déplacées dans les perspectives de cette
unique philosophie de l'histoire, les sagesses historiques
apparaissent comme des échecs." (L'unique philosophie de l'histoire
à laquelle se réfère Merleau-Ponty est évidemment le
marxisme.)
Cette proposition, aboutissement de l'étude
que Merleau-Ponty a consacrée au problème communiste, me revenait à
la mémoire en lisant les discussions suscitées par les déclarations
de David Rousset à propos des camps de concentration soviétiques.
Balayer devant notre porte, répondait Claude Bourdet: on emprisonne
et on torture trop d'innocents en Grèce, en Espagne ou à Madagascar
pour que nous ayons le droit de mettre la seule U.R.S.S. en
accusation. À l'objection de Bourdet, une réponse se présente
immédiatement à l'esprit. Ni M. Tsaldaris, ni les gouverneurs de
Madagascar ne se posent en libérateurs de l'humanité. C'est parce
que l'U.R.S.S. se réclame du socialisme que les camps de
concentration y constitueraient un scandale plus intolérable que
partout ailleurs. L'argumentation subtile de Merleau-Ponty justifie
(volontairement ou non) la thèse contraire: c'est parce que
l'U.R.S.S. se réclame du socialisme et prétend conduire l'humanité
à sa vocation qu'on ne doit pas la condamner avant que l'expérience
soit définitive. La violence en U.R.S.S. est-elle plus ou moins
excusable que partout ailleurs?
Dans son dialogue avec Rousset, Claude
Bourdet ne se départit pas de la confusion qui lui est coutumière.
Avant de mettre sur le même plan les crimes politiques qui se
commettent quotidiennement à la surface de la planète, un certain
nombre de distinctions élémentaires s'imposent. Humainement, il y a
une différence de nature entre le procès des dirigeants communistes
aux États-Unis et la condamnation à mort de Petkov en Bulgarie, ou
de Raïk en Hongrie. Outre-atlantique, les accusés ont plaidé
innocents. Ils ont eu les moyens de se défendre, ils ont été mis en
liberté sous caution, au lendemain de leur condamnation, en
attendant que les instances supérieures aient tranché en appel. La
condamnation elle-même, au regard des principes, ne saurait être
réprouvée en tant que telle, car aucune société ne tolère qu'on
profite de la liberté pour préparer le renversement, par la
violence, du régime établi.
La même où les opposants sont mis hors la
loi commune, il subsiste des différences de degré dans le
traitement qui leur est réservé. Trotsky et Lénine, sous le
tsarisme, recevaient en prison visites et documents, ils y
écrivaient leurs livres. Les victimes du système le plus
progressiste du monde n'osent même pas rêver du sort que la
"tyrannie féodale" des Romanov infligeait à ceux qui conspiraient
sa perte. Rien ne m'a plus frappé, dans le témoignage de Jules
Marjeline, que ce passage ou les concentrationnaires relisent la
Maison des Morts
. Dostoïevski avait le droit de faire venir sa nourriture du
dehors, un autre détenu s'occupait de ses affaires et le
déchargeait d'une part des soucis matériels. Les
concentrationnaires du Grand Nord sourient avec pitié. La
Maison des Morts
leur semble une maison de plaisance auprès des camps de
concentration "socialistes"."Le nombre des victimes et le genre des
méthodes de répression ne sont pas un argument suffisant pour
ouvrir une catégorie et en fermer une autre" (Bourdet). Rien ne
donne aux juges terrestres le droit de l'indifférence à l'égard du
nombre des victimes. Pour parler un langage que les marxistes ne
désavoueront pas, c'est la quantité des victimes qui crée la
différence de qualité. Quelques détentions arbitraires (qu'on a
raison de dénoncer) sont inséparables de l'imperfection des hommes
et des sociétés. Quelques millions de concentrationnaires révèlent
un système.
À toutes les époques de troubles sociaux et
de guerres de religion, les principes du libéralisme intégral sont
violés parce qu'il est impossible de les respecter. Un régime qui
reconnaît la légitimité de l'hétérodoxie et de l'opposition en
vient à frapper les adversaires du pouvoir quand ceux-ci se mettent
au service d'une puissance étrangère ou poussent leur action
jusqu'au sabotage ou à la révolte. Mais il subsiste une différence
de nature entre un régime qui se défend contre des adversaires
prêts à employer les moyens de force, et un régime qui pose
l'orthodoxie comme une obligation permanente et sacrée et extermine
ceux mêmes de ses militants, coupables d'avoir dévié d'une ligne
dont nul, hors du chef, ne saurait prévoir les ondulations. Il y a
une différence de nature entre une monarchie qui emprisonne les
républicains ou une République qui emprisonne les monarchistes, et
une démocratie populaire qui recrute chaque année des centaines de
milliers ou des millions d'hommes pour les envoyer dans les camps
de travail. Si les camps sont partie intégrante du système
économique socialiste, les répressions franquistes, si sauvages
soient-elles, n'en constituent pas l'équivalent.
Merleau-Ponty manie les rapprochements avec
la même légèreté. "Les Russes n'ont pas fait partout des élections
libres. Mais que dire des élections grecques?" La première
proposition devrait se lire: "Les Russes n'ont fait nulle part des
élections libres." La deuxième: "Les Alliés de l'Ouest n'ont pas
fait partout des élections libres." Ainsi l'opposition ressortirait
avec clarté. En Allemagne de l'Ouest, le parti communiste a pu
développer sa propagande. En Allemagne de l'Est, les gouvernants
n'ont même pas été élus, tant les occupants craignaient le verdict
des électeurs. L'exemple de la Grèce, qui constitue un thème favori
de nos redresseurs de torts gauchistes, n'en vaut pas mieux pour
cela. Les partis d'extrême-gauche ont boycotté les élections, mais
une commission de l'O.N.U. a témoigné que ceux qui ont voulu voter,
et qui constituaient bien plus de la moitié des électeurs, ont pu
le faire librement. Personne ne prétendra qu'en un pays livré à la
guerre civile, les méthodes démocratiques puissent être appliquées
avec rigueur. Je ne me porte nullement garant de la qualité ou de
l'humanité du gouvernement grec. Mais la faute en est d'abord à
ceux qui prirent les armes dans le désir de devancer le résultat
des élections. "Les Russes ont déporté des familles polonaises ou
baltes? Mais il y a 15.000 Juifs à Bergen-Belsen et les troupes
anglaises montent la garde à la frontière de la Palestine."
Admirons encore l'euphémisme de l'expression "des familles
polonaises ou baltes". Les Russes déportèrent entre un million et
un million et demi de Polonais entre la fin de 1939 et le début de
1941. Ils ont à peu près exterminé, par déportation, les classes
dirigeantes des pays baltes. Notre philosophe met sur l'autre
plateau de la balance 15.000 Juifs de Bergen-Belsen, déportés non
par les Alliés mais par les Allemands et auxquels on avait interdit
l'entrée de la Palestine. "Les troupes britanniques montent la
garde à la frontière de la Palestine." Elles ont aujourd'hui évacué
la Palestine, la guerre entre Juifs et Arabes a eu lieu. On compte
désormais quelques centaines de milliers de réfugiés arabes
(probablement, dans un prochain essai, Merleau-Ponty mettra ces
réfugiés au débit des démocraties occidentales et dénoncera, une
fois de plus, la mystification libérale). Je ne sais ce qu'exige la
justice quand deux peuples se disputent le même territoire, je ne
sais s'il est juste ou injuste que les Juifs aient chassé les
Arabes des territoires que ceux-ci occupaient depuis des
siècles(1). Probablement, la catégorie du juste et de
l'injuste ne s'applique-t-elle pas à un tel conflit et la politique
britannique a, sans qu'on en puisse douter, abouti à une faillite.
Mais je sais que, mettre sur le même plan les déportations massives
de Polonais ou de Lithuaniens et les mesures, même si l'on veut les
crimes, commis par la politique britannique en Palestine, c'est
abuser de la bonne foi du lecteur. Une pareille justice
distributive m'indigne plus que le cynisme des communistes.
Soyons justes. De tels rapprochements ne
sont pas au centre de l'argumentation de Merleau-Ponty(2). Peut-être
reconnaîtrait-il que la violence communiste dépasse en degré, en
intensité, la violence libérale. Ce qu'il tient à proclamer, c'est
que le communisme ne s'oppose pas à la démocratie comme la violence
au droit et le mensonge à la vérité, mais comme une forme de
violence à une autre. Sur ce point, je lui accorde immédiatement ce
qu'il consacre tant de pages à démontrer. L'imperfection de toutes
les sociétés connues me paraît une de ces vérités d'évidence et de
bon sens que seuls des philosophes très profonds éprouvent quelque
peine à retrouver. Merleau-Ponty juge indispensable d'inviter les
démocraties à la modestie, il leur rappelle que les idées libérales
"forment système avec l'exploitation coloniale ou les conquêtes
impériales". Dans une discussion plus poussée, j'aurais quelques
réserves à formuler sur le sens précis de l'expression "forment
système". J'ai surtout tendance à croire que l'invitation à la
modestie gagnerait à être adressée à ceux qui présentent leur
système comme le plus "progressif" du monde. Mais, soit, admettons
l'invitation aux deux parties.
La démarche essentielle de l'
Essai sur le communisme
se situe au-delà de cette affirmation fondamentale. Puisqu'il y a
violence des deux côtés, la violence acceptable, valable, sera
celle qui tendra à se surmonter elle-même, c'est-à-dire à créer une
société humaine où les hommes se reconnaîtront les uns les autres.
Or, dès que le problème est posé en ces termes, un renversement
intervient. La violence des sociétés capitalistes, libérales,
bourgeoises, travaillistes serait, par essence, éternelle, elle
serait liée à la nature constante du système. En revanche, la
violence du parti marxiste tendrait à dépasser la violence
elle-même. En d'autres termes, ce ne serait pas tant le degré ou la
quantité que l'orientation historique de la violence qui
importerait.La violence stalinienne va-t-elle dans le
sens de l'humanisme? En 1948, quand il écrivait
Humanisme et terreur,
Merleau-Ponty n'en était pas assuré, mais il n'était pas non plus
assuré du contraire. Il ne consentait ni à être communiste, ni à
être anti-communiste. La démonstration comportait essentiellement
trois propositions. Nous ne sommes pas encore en droit de porter un
jugement sur l'aboutissement final de l'expérience communiste. Les
démocraties bourgeoises ou travaillistes représenteraient peut-être
le moindre mal si l'humanisme est impossible. Mais l'histoire n'a
pas de sens, il n'y a pas d'histoire si le prolétariat ne se
constitue pas en classe universelle et n'accomplit pas la
révolution mondiale.Nous laissons de côté, dans ce bref
article, la discussion des deux premières propositions. Nous
envisageons simplement la troisième qui, au premier abord, en
impose. Ne condamnons pas le stalinisme parce que, en dehors du
marxisme, il n'y a pas d'espoir pour l'humanité.
Qu'un philosophe sérieux en arrive à
écrire: si les événements ne confirment pas le schéma marxiste, il
n'y a pas d'histoire et le monde est un tumulte insensé, c'est là,
à mes yeux, un des signes les plus frappants de cette inculture
profonde qui affecte tant de nos hommes de lettres et même de nos
professeurs, pourtant chargés d'entretenir et de transmettre
l'héritage. Mais voyons la démonstration. L'humanité est la
reconnaissance mutuelle des hommes; il n'y a pas d'humanité là où
il y a prolétariat. Il y a prolétariat tant qu'il y a propriété
privée. Seul le prolétariat est en mesure de supprimer, en même
temps que la propriété privée, la distinction des maîtres et des
esclaves. Citons le passage, peut-être le plus caractéristique, de
notre auteur: "Les esclaves, en dépossédant les maîtres, sont-ils
en voie de dépasser l'alternative de la maîtrise et de l'esclavage,
c'est une autre question. Mais, au cas où ce développement ne se
produirait pas, cela ne signifierait pas que la philosophie
marxiste de l'histoire doive être remplacée par une autre: cela
signifierait qu'il n'y a pas d'histoire, si l'histoire est
l'avènement de l'humanité et l'humanité la reconnaissance mutuelle
des hommes comme hommes - en conséquence qu'il n'y a pas de
philosophie de l'histoire et qu'enfin, comme le disait Barrès, le
monde et notre existence sont un tumulte insensé. Peut-être aucun
prolétariat ne viendra-t-il exercer la fonction historique que le
schéma marxiste reconnaît au prolétariat. Peut-être la classe
universelle ne se révèlera-t-elle jamais, mais il est clair
qu'aucune autre classe ne saurait relever le prolétariat dans cette
fonction. Hors du marxisme, il n'y a que puissance des uns et
résignation des autres."
Une telle démonstration oscille entre la
tautologie et le paradoxe. On peut la ramener à une pure et simple
tautologie: si l'on convient que les prolétaires sont les esclaves
et les capitalistes les maîtres, si l'on définit l'humanité par la
reconnaissance mutuelle des hommes comme égaux, il en résultera
qu'il n'y a pas d'avènement de l'humanité, c'est-à-dire pas
d'histoire, si les prolétaires ne renversent pas, en même temps que
l'appareil capitaliste, la distinction des maîtres et des esclaves.
Prise de cette manière, la démonstration se borne à répéter la
thèse.
En un autre sens, cette démonstration est
paradoxale. À supposer que le marxisme ne soit que le simple énoncé
des conditions sans lesquelles il n'y aura pas d'humanité au sens
d'une relation réciproque entre les hommes, ni de rationalité dans
l'histoire, pourquoi l'expérience cruciale de l'humanité se
situe-t-elle en 1949? Pourquoi est-ce au milieu du vingtième siècle
que le verdict définitif sera porté sur l'échec ou la réussite de
l'humanité? Puisqu'il s'agit essentiellement de modifier les
relations humaines, pourquoi le prolétariat en serait-il seul
capable? Que signifie concrètement la révélation d'une classe
universelle ou la prise du pouvoir par le prolétariat ou la
révolution mondiale? En quel cas, en quel sens la propriété
collective est-elle une étape indispensable à l'avènement de
l'humanité?
Cette oscillation entre la tautologie et le
paradoxe, entre l'évidence et l'absurdité, tient à une équivoque
qui se retrouve, jusqu'à un certain point, dans le marxisme
lui-même mais qui est démesurément amplifiée dans le marxisme
formalisé et existentialiste de Merleau-Ponty. Marx est parti d'une
conception philosophique de l'homme et de l'histoire empruntée à
Hegel. L'idée de l'homme qu'il reçoit de ce dernier lui paraît
définitivement acquise. Mais la réalité, bien loin de refléter
l'idée, en apparaît la négation. L'individu ne participe de
l'universalité étatique que dans l'empyrée de la démocratie
formelle. En tant que travailleur, il est enfermé dans la
particularité. Or, l'homme est essentiellement travailleur, c'est
en modifiant la nature, en s'assurant la possession des forces
naturelles qu'il réalise son essence, qu'il accomplit sa propre
humanité. Le terme auquel doit aboutir la double lutte des hommes
avec la nature et des hommes entre eux c'est la maîtrise de la
nature et la réconciliation de l'humanité avec elle-même. Ce terme
n'est pas atteint, l'humanité est divisée en maîtres (les
propriétaires des moyens de production) et esclaves (les
prolétaires). Une fois de plus, l'étape suivante sera la révolte
victorieuse des esclaves contre les maîtres, mais cette révolte
aura un caractère radicalement autre que toutes les révoltes du
passé, elle supprimera la distinction même de la maîtrise et de
l'esclavage pour la double raison qu'elle sera l'œuvre non d'une
minorité mais de l'immense majorité et qu'elle consacrera le
triomphe de l'humanité, disposant à sa guise des forces
naturelles.
Tel est le schéma historique (que nous
avons inévitablement simplifié) qu'a conçu Marx dès sa jeunesse,
avant même de se consacrer à l'étude de l'économie politique. Ce
schéma est, à ses yeux, rationnellement nécessaire, il est le
développement d'une philosophie qu'il tient pour vraie et qu'il
tiendra pour telle toute sa vie. Il n'y reviendra plus, non qu'il
s'en éloigne ou s'en désintéresse, mais parce qu'il entend se vouer
à une tâche plus urgente: démontrer que cette dialectique
rationnelle coïncide avec la dialectique nécessaire, au sens du
déterminisme. Quand il s'agit du passé, il est facile de donner
cette coïncidence pour acquise, mais il s'agit cette fois de
l'avenir. D'où l'effort de Marx pour dégager la dialectique à
travers laquelle le capitalisme engendre ses propres fossoyeurs et,
par ses propres contradictions, aboutit à la révolution. D'où aussi
l'effort pour mettre en lumière le rôle du prolétariat, prenant
conscience de sa mission historique et accomplissant la révolution,
rationnellement nécessaire. La dialectique de l'avenir, conçue par
Marx, passe par l'intermédiaire de la prise de conscience et de
l'action des masses. Il subsiste ainsi une équivoque, à l'intérieur
même du marxisme, sur la modalité des anticipations historiques. La
révolution et la victoire prolétarienne sont-elles inévitables,
comme les propagandistes se plaisent à l'affirmer pour renforcer le
courage et la confiance de leurs troupes? Ou bien sont-elles
rationnellement nécessaires, au sens où Marx a dit quelque part: le
socialisme ou la barbarie (texte qu'aurait pu invoquer Trotsky pour
justifier la position prise à la fin de sa vie)?
La thèse de Merleau-Ponty se rattache à
cette distinction de la dialectique rationnelle et de la
dialectique réelle. Mais, écrivant un siècle après Marx, il ne se
contente pas de suggérer, au détour d'un raisonnement, que la
dialectique rationnelle pourrait être éventuellement non réalisée
par les événements, il veut maintenir la vérité de la dialectique
rationnelle bien que, jusqu'à présent, les événements semblent la
démentir. L'histoire ne s'est pas déroulée selon le schéma
historique qui, dans le marxisme, sert d'intermédiaire entre la
dialectique rationnelle et le déterminisme des forces sociales. Il
se heurte à des difficultés philosophiques parce qu'il n'a pas pour
point de départ, un système philosophique total comme celui de
Hegel, mais une philosophie de l'anti-système comme celle de
l'existentialisme (qui à supposer qu'elle n'exclut pas, n'appelle à
aucun degré la rationalité de l'histoire totale). De plus, il ne
retient, de la dialectique rationnelle du marxisme, qu'une version
formalisée, appauvrie, de telle sorte que l'on voit mal les
éléments du marxisme qu'il est en droit, dans sa propre
philosophie, de donner pour vérité définitivement acquise.
La notion centrale de sa pensée est celle
de la reconnaissance mutuelle des hommes et de l'extension
universelle de cette reconnaissance. On peut lui accorder sans
peine que l'avènement de l'humanité implique cette reconnaissance
mutuelle et universelle. L'humanité n'aurait atteint le terme de
son aventure que le jour où tous les hommes se reconnaîtraient pour
tels, où tous participeraient de l'humanité. Mais il s'agit là
d'une simple définition, formelle, vide, d'une idée de la Raison
(au sens kantien), conçue comme fin de l'histoire. La proposition
n'aurait vraiment de portée qu'à la condition que fussent
concrètement précisées les conditions de cette reconnaissance. Une
société n'est jamais homogène. Il y a fatalement des ouvriers, des
contremaîtres, des directeurs, des citoyens, des ministres. La
reconnaissance implique une certaine égalité entre ceux qui se
reconnaissent mais non une homogénéité totale. Quelle
hétérogénéité, quelle inégalité sont compatibles avec la
reconnaissance? Dire que tous les hommes doivent se reconnaître ne
nous en apprend pas plus que la maxime kantienne: traiter les
hommes en fin et jamais en moyen.
De ce principe, on déduirait que la
propriété, entraînant la distinction des capitalistes et des
prolétaires, c'est-à-dire des maîtres et des esclaves, est
incompatible avec l'humanisme et que, par conséquent, la révolution
prolétarienne est indispensable à l'avènement de l'humanité. Mais,
au fur et à mesure que l'on passe du formel au matériel, le
caractère prétendument définitif de la vérité devient
singulièrement douteux. Entre le prolétariat d'aujourd'hui, protégé
par des lois sociales, bénéficiant d'une durée de travail réduite,
négociant les conditions d'emploi par l'intermédiaire de syndicats,
et le prolétariat qu'a connu Marx, travaillant douze heures par
jour, réduit à un niveau d'existence proche du minimum
physiologique, il n'y a guère que le nom de commun. Marx
retrouverait plus facilement en Union Soviétique qu'aux États-Unis
ou en Grande-Bretagne des conditions de vie analogues à celles
qu'il a observées et dénoncées dans l'Angleterre de la première
moitié du dix-neuvième siècle. On a pratiqué, en France et en
Grande-Bretagne, des nationalisations dont on dirait difficilement
qu'elles ont accéléré l'avènement de l'humanité. Objectera-t-on
qu'il manque à ces nationalisations, pour accomplir leur vertu
humaniste, la conquête de l'État par le prolétariat? Mais quand le
parti communiste est maître de l'État, les grèves sont interdites,
l'autorité des directeurs est renforcée, les salaires dictés par en
haut et non discutés: se rapproche-t-on de l'humanisme
intégral?
Il est très vrai que l'avènement de
l'humanité exige une intégration des travailleurs à la société.
Sous cette forme abstraite et vague, la proposition pourrait passer
pour une vérité indissolublement liée à la définition même de
l'humanité. Mais quand on confond cette intégration, dont les
modalités sont indéfiniment variables, avec des événements ou des
institutions déterminées, on passe de la vérité philosophique à
l'hypothèse historique. Il faut l'incroyable mélange de prétentions
et d'ignorance du philosophe pour affirmer, sans preuves autres que
conceptionelles, que la propriété collective et la planification
sont partie intégrante de la définition d'une société
humaine.
De même, le rôle de la "classe universelle"
est, tout au plus, une hypothèse et non une vérité acquise. Que le
prolétariat, parce qu'il est réduit à la nudité de la condition
humaine, dépouillé de toute particularité, ait pour mission de
surmonter les divisions et de prendre en charge le destin de
l'humanité, l'idée est aussi pathétique qu'éloignée du concret.
Elle se rattache à des traditions chrétiennes (le salut par les
malheureux) ou romantiques (la vocation des humbles). Le
prolétariat d'aujourd'hui ne ressemble à la classe universelle que
dans l'imagination complaisante des théoriciens. La condition
prolétarienne, telle que l'avait décrite Marx, était un malheur.
Elle n'était pas une vocation.
La prise du pouvoir par le prolétariat
n'est plus guère qu'une mythologie. Ce ne sont pas les ouvriers en
tant que tels qui exercent jamais les fonctions directrices de la
société mais le parti qui s'arroge le droit de parler en son nom.
Affirmer que le prolétariat doit se constituer en "classe
universelle" ou que le monde est un "tumulte insensé", ressortit à
la pire littérature.
Laissons ces discussions philosophiques et
revenons à la situation présente. À quoi tendent, finalement,
toutes ces subtilités? Tant que l'on reste sur la terre et dans
l'histoire, on compare un régime à un autre, chacun avec ses
mérites et ses défauts. Cette comparaison tourne inévitablement au
désavantage de l'Union Soviétique, aussi inégalitaire et plus
violente, plus tyrannique que les démocraties bourgeoises.
Celles-ci ne deviennent pas, du même coup, le bien absolu par
rapport au mal absolu, elles restent simplement des régimes moins
oppressifs, plus humains que le "socialisme" de Staline. Une telle
comparaison est trop prosaïque pour nos philosophes, elle n'exige
qu'un peu de bon sens et pas du tout de génie.
En revanche, dès que l'on rapporte les
différents régimes à leur but dernier, au sens que leur donnera
leur aboutissement futur, toute certitude s'évanouit. Le but du
stalinisme est évidemment plus sublime que celui des démocraties
bourgeoises: la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Merleau-Ponty a l'honnêteté de reconnaître que la réalité actuelle
de l'Union Soviétique ne permet pas d'affirmer que l'expérience
russe du communisme conduise effectivement à l'avènement de
l'humanité, au sens de la reconnaissance universelle et mutuelle
des hommes. Mais il se refuse à prendre parti pour les ennemis de
l'Union Soviétique, sous prétexte qu'avec le marxisme disparaîtrait
l'espoir d'humanisme. Mais il ne nous accule à ce dilemme qu'en
multipliant les erreurs intellectuelles: en confondant une idée
formelle comme la reconnaissance de l'homme par l'homme avec un but
prochain du mouvement historique, en intégrant à la définition
éternelle de l'humanisme certaines hypothèses historiques
(planification, propriété collective, rôle du prolétariat).
En dehors de toute philosophie, le même
argument obsède certains esprits. Le stalinisme ne vise-t-il pas un
objectif sublime? Comment le condamner au bout de trente ans, alors
qu'il nous promet, à l'horizon, le royaume de Dieu sur la terre?
Les travaillistes, les conservateurs, les ministres, les rois, les
parlementaires, tous n'ont d'autre espoir, quand ils sont de bonne
volonté, que d'améliorer la condition des hommes, sans promesse de
paradis, sans attente de miracle. La modestie de leurs ambitions
est-elle une circonstance aggravante? Qu'il nous soit permis d'en
douter. En matière politique, c'est la sagesse qui juge le
messianisme.
Remise dans les perspectives des sagesses
historiques, cette unique philosophie de l'histoire apparaît comme
un échec. Sous prétexte de révolution finale, on s'est arrogé le
droit d'une violence illimitée. Au nom de la libération totale, on
a édifié l'État totalitaire. Au nom du socialisme, on a ramené
l'esclavage.
Il n'y a pas d'événement ni de groupe
privilégié qui puisse, d'un coup, bouleverser le train des sociétés
humaines. Nous n'avons pas à désespérer de l'avenir humain parce
que, une fois de plus, des libérateurs se sont transformés en
tyrans après s'être emparés de l'État. Mais il faudrait désespérer
des intellectuels qui, même échappés à l'orthodoxie stalinienne,
n'arriveraient pas à rompre les chaînes des religions
séculières.
(1)
Affectivement, je ne suis pas contre et je
justifierais volontiers mon sentiment. Mais je ne vois pas comment
un Arabe n'éprouverait pas irrésistiblement un sentiment
contraire.
(2)
Ces pages sont tirées d'une étude plus
développée sur les intellectuels et la politique. Les extraits qui
suivent, inévitablement, ne rendent pas justice à l'ensemble de la
pensée de Merleau-Ponty, dont je rejette les raisonnements et les
conclusions, mais dont je ne suspecte pas la sincérité.