Quelle est la gravité de la crise
financière?
Le Figaro
7 mars 1952
L'opinion publique et parlementaire
refusait depuis plusieurs mois de reconnaître les menaces de la
crise. Passant soudain à l'autre extrême, elle a brusquement glissé
vers une sorte de panique. Aussi beaucoup de députés et de
journalistes, incapable d'analyser eux-mêmes les données exactes de
la situation, se demandent s'il ne sont pas victimes d'une campagne
orchestrée en vue de provoquer une combinaison politique.
Nous tâcherons objectivement de répondre à
ces doutes, aussi éloigné d'une panique, qui n'est pas justifiée,
que d'un refus d'inquiétude, qui ne le serait pas moins.
Crise des payements extérieurs
La France souffre actuellement de deux
crises, dont la rencontre n'est pas accidentelle, mais qui malgré
tout ne sont pas inséparables l'une de l'autre: la crise des
comptes extérieurs qui se manifeste par un déficit croissant dans
les échanges avec la zone dollar et à l'Union européenne de
payements, d'autre part la crise de la trésorerie.
À l'origine de l'une et de l'autre on
retrouve l'inflation, le niveau des prix intérieurs français trop
élevé par rapport à celui des prix étrangers, la surévaluation du
franc. Quand le gouvernement Pleven, en septembre dernier,
consentit simultanément à des augmentations de 30 à 40% de
plusieurs prix agricoles et à un relèvement de 15% du salaire
interprofessionnel minimum garanti. Il décida implicitement de
réduire la valeur du franc. Mais il refusa l'opération monétaire,
au moment où elle s'imposait, c'est-à-dire en décembre-janvier, au
plus tard, il laissa un héritage lourdement hypothéqué. Le
gouvernement Edgar Faure, assiégé par des difficultés de tout
espèce, n'osa pas non plus reconnaître l'origine de la crise et
chercha des palliatifs dérisoires (exonération des exportations,
contrôle des importations), conformes aux préférences du ministre
de l'Économie nationale.
Il n'est pas question de soutenir que la
dévaluation du franc soit une mesure heureuse: c'est une mesure
déplorable. Mais c'est aussi une mesure indispensable. Quand le
niveau des prix à l'intérieur d'un pays a dépassé celui des pays
étrangers, il y a trois méthodes pour rétablir la parité
approximative des pouvoirs d'achat: ou bien faire baisser les prix
dans le pays où ils sont excessifs, ou bien attendre que les prix
montent d'eux-mêmes au dehors, ou bien, enfin, procéder à une
opération monétaire. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour
constater que les deux premières méthodes sont, à l'heure présente,
impraticables et que par conséquent la troisième est le seul
secours.
Parce que nous avons reculé devant cette
ingrate nécessité, nous avons accumulé les déficits à l'Union
européenne de payements et retardé le moment où le redressement
deviendra possible.
Cette crise des payements extérieurs
est-elle grave? À n'en pas douter. Car la dévaluation est une
condition nécessaire, mais non suffisante, du redressement. Si l'on
ne parvient pas, à la suite de la dévaluation, à contenir le prix
de la vie, si l'on ne ramène pas le déficit des finances publiques
à un montant compatible avec les possibilités d'emprunt, en
d'autres termes si l'on ne jugule pas l'inflation intérieure, la
dévaluation fournira tout au plus un répit. Or la continuation d'un
déficit à l'Union européenne de payements de quelque 100 millions
de dollars par mois aurait vite fait d'épuiser le stock d'or de la
Banque de France (550 millions de dollars).
Au train actuel on serait acculé d'ici peu
à un choix entre la mendicité et la réduction massive des
importations, synonyme de chômage.
Il s'agit donc bien d'une crise grave dont
la solution exigera du temps, du courage, des mesures multiples
coordonnées en une politique d'ensemble. On aurait grandement tort
d'en traiter légèrement, mais il n'est pas exclu qu'une
dévaluation, amenant le retour de capitaux exportés et la réduction
des importations gonflées depuis quelques mois, ne suscite une
euphorie transitoire, un renversement soudain de la situation. Il
serait prématuré d'en conclure que le mal est guéri, mais cette
éventualité, probable si les mesures économiques étaient
accompagnées d'une véritable stabilisation politique, prouve aussi
les chances qu'un pouvoir, énergique et clairvoyant, serait en
mesure de saisir.
Crise de la trésorerie
La crise de la trésorerie, qui a frappé le
public, est, en elle-même épisodique et secondaire. Si l'on avait
relevé de 25 milliards le plafond des avances de la Banque à
l'État, rien n'aurait été changé. Mais "le plafond des avances" a
une valeur quasi mythologique pour les millions de Français qui
considèrent les phénomènes monétaires comme certains Hindous les
éclipses de soleil.
L'épuisement des ressources de la
trésorerie tient pour partie à la crise des payements extérieurs,
aux exportations de capitaux, au manque de disponibilités des
entreprises, coincées entre les hausses des coûts et les
restrictions de crédit, pour partie à l'accroissement des dépenses
militaires effectives et au retard de certaines rentrées fiscales.
Mais, d'ici deux mois, une fois le budget voté, cette crise sera
d'elle-même résolue. Il est tout aussi absurde de s'affoler parce
que le Trésor se trouve aujourd'hui à bout de ressources que de
méconnaître les causes profondes de ces difficultés sans cesse
renaissantes.
Or ces causes n'ont en elles-mêmes rien de
mystérieux. La collectivité française doit supporter des charges
extrêmement lourdes, celles de deux guerres passées, d'une guerre
en Indochine, sans compter les nécessités du réarmement européen.
Aux charges liées aux conflits d'hier et d'aujourd'hui s'ajoutent
les charges de la modernisation et de la construction immobilière,
retardées par la crise de 1930-1938. Simultanément, la population
désire, légitimement, un niveau de vie plus élevé et chaque groupe
s'efforce de maintenir ou d'améliorer sa position absolue et
relative. Seul un gouvernement capable d'imposer un arbitrage
pourrait résister à ces revendications, publiques et privées,
toutes compréhensibles, mais dont le total excède les ressources de
la nation. Tant que cet arbitrage ne s'exercera pas, l'État, par
ses actions et par ses abstentions, contribuera à distribuer plus
de pouvoir d'achat qu'il n'y a de biens. Et l'inflation
sévira.
En d'autres termes, la crise de trésorerie
qui frappe le public n'importe guère en elle-même. Ce qui importe,
c'est l'incapacité de l'État de ramener le total de ses dépenses au
volume compatible avec l'équilibre de l'économie, c'est le refus
par les uns des amputations de dépenses, par les autres des
accroissements de recettes faute desquels la dévalorisation de la
monnaie continuera indéfiniment. Faute de s'accorder sur une
politique sincère les gouvernants se résignent à des compromis
inflationnistes. Là est la question dernière.
Monétaire dans sa cause prochaine,
affectant la trésorerie dans son expression actuelle, budgétaire
dans le proche avenir, la crise est aussi politique en un double
sens. Seul un gouvernement solide pourra résister aux pressions des
intérêts privés. Seul il créera un choc psychologique susceptible
de dissiper l'obsession inflationniste et de substituer à l'attente
résignée d'une dévalorisation du franc, tenue pour fatale, l'espoir
et la volonté du redressement.