Le jeu des coalitions
Le Figaro
18-19 mars 1967
Le scrutin uninominal à deux tours présente
un avantage: il peut donner aux représentants d'une minorité du
pays une majorité au Parlement. Il présente aussi un inconvénient:
il peut, en d'autres circonstances, jouer en sens contraire,
réduire la représentation parlementaire d'un parti qui n'a pas
perdu de voix et qui même en a gagné. En 1962, l'U.N.R. a bénéficié
de l'avantage (que l'opposition baptiserait inconvénient) de ce
mode de scrutin, elle en a connu l'inconvénient en 1967. En bref,
l'issue de la bataille électorale dépend autant des coalitions et
des désistements que des mouvements de l'opinion.
Les résultats du premier tour de scrutin
ont été à peu près conformes à l'attente des observateurs et aux
chiffres des sondages. Bien que la comparaison entre 1962 et 1967
présente des difficultés - il n'y avait en 1962 ni candidat unique
de la Ve République ni candidat unique de la Fédération ni Centre
démocrate - il apparaît que le nombre absolu et le pourcentage des
voix obtenues en 1967 par les candidats de l'U.N.R. était ici
supérieur, là inférieur au nombre et au pourcentage des voix
obtenues par le même candidat cinq années auparavant. Pour
l'ensemble du pays, l'impression était, au premier tour, plutôt
celle d'un maintien ou d'un renforcement des positions que d'un
"reflux de la vague".
Au deuxième tour, la surprise est venue de
la réponse donnée par les électeurs aux consignes des partis, voire
de l'attitude adoptée par eux dans les circonscriptions où les
centristes n'avaient d'autre choix qu'entre un gaulliste et un
fédéré (ou un communiste). Non seulement les électeurs communistes
sont disposés presque unanimement à voter pour un candidat de la
gauche modérée, mais les électeurs de cette dernière pour les trois
quarts à peu près, ne se refusent plus à voter pour un candidat du
P.C. On savait déjà que le parti communiste avait cessé de faire
peur au plus grand nombre des Français, on savait également que
beaucoup de socialistes ou de radicaux acceptaient une alliance
électorale ou même parlementaire avec les communistes. On ne savait
pas que le procès de réintégration du parti communiste dans la
nation fût déjà aussi avancé. Quand le premier ministre, entre les
deux tours, tenta d'évoquer de nouveau le spectre rouge au couteau
entre les dents, il n'eut guère qu'un succès de sourire.
Il est facile de dénoncer "l'alliance
contre nature" de la Fédération et du P.C., il n'était pas moins
facile de dénoncer, il y a une quinzaine d'années, la conjonction
du P.C. et du R.P.F. Ces "alliances contre nature" sont naturelles
dans la politique en général, dans la politique française en
particulier.
À partir du moment où la Ve République
rétablissait le mode de scrutin de la IIIe, elle préparait
inévitablement le retour de "l'union des gauches" ou d'un "Front
populaire". Interdire aux socialistes de se faire élire par les
communistes sous prétexte que le communisme est "à l'Est, non à
gauche" (Guy Mollet
dixit
) est hypocrisie ou polémique. Les partis et les candidats, quelles
que soient leurs tendances, n'ont jamais poussé le souci de la
pureté jusqu'à consentir au suicide. La liste des "candidats
uniques" de la Ve République comportait, elle aussi, quelques noms
qui offraient aux amateurs d'ironie ou d'indignation des cibles
privilégiées.Au reste, les réformateurs de 1958
n'ignoraient évidemment pas les conséquences de leur décision; ils
comptaient sur la résistance des électeurs aux "combinaisons
sordides des partis". Ils ne se sont pas trompés en 1962.
En 1967 encore, le calcul a été
partiellement confirmé par l'événement. Si les élections avaient eu
lieu à la proportionnelle, l'U.N.R., même avec l'appoint des
indépendants de M. Giscard d'Estaing, selon toute probabilité,
n'aurait pas de majorité à l'Assemblée nationale. Le scrutin
majoritaire a fait surgir une majorité au Parlement, alors que le
général de Gaulle a été incapable, au premier tour des élections
présidentielles, de recueillir la majorité absolue des suffrages.
Le coût à payer, c'est l'alliance de la gauche modérée et du
communisme. Le coût est-il excessif? Faut-il prendre le deuil ou
proclamer la patrie en danger parce que les communistes sortent du
ghetto où ils se trouvaient enfermés à partir de 1947?
Distinguons d'abord le court terme et le
long terme. Je vois bien le profit que les partis de droite
escomptaient du maintien des communistes dans le statut
d'"intouchables". L'intérêt des partis n'est pas pour autant celui
de la France. Il n'est pas souhaitable que les représentants d'une
fraction importante des votants (entre 22% et 23% en 1967) soient,
pour ainsi dire, exclus par principe de la communauté nationale. La
réintégration des communistes dans la vie politique de la nation
n'est pas en soi à déplorer. Tout dépend des conditions dans
lesquelles cette réintégration s'opère, de la conversion des
communistes eux-mêmes.
La condition première, la plus
indispensable de toutes, c'est que des deux fractions de la gauche
la plus forte soit la gauche modérée. Cette condition est réalisée
au Parlement, elle ne l'est pas dans les pourcentages de voix au
premier tour des élections. L'U.N.R. souhaite la prédominance des
communistes dans l'alliance des gauches, car cette prédominance
rendrait un gouvernement appuyé sur une telle alliance
inacceptable, nationalement et internationalement. Si donc la
gauche veut être capable, dans l'avenir, de gouverner le pays, elle
doit encore fournir la preuve qu'elle ne serait pas asservie au
parti communiste.
À moins que ce dernier connaisse, à son
tour, la transformation par laquelle la Section française de
l'Internationale ouvrière (S.F.I.O.) est devenue, en quelques
dizaines d'années, un parti réformiste, d'abord en actes, puis même
en paroles et en idéologie. Les socialistes au pouvoir, sous la
IIIe et la IVe République, n'ont jamais mis en péril l'ordre
social, quels qu'aient été les mérites ou démérites de leurs
gestion. Les communistes sont-ils déjà mûrs pour la conversion à la
social–démocratie? Certainement pas encore. Ils semblent avoir
moins changé que les communistes italiens et, dans leur prise de
position contre la Chine et pour l'Union soviétique, dans le
passage de "l'anathème au dialogue", on discerne plus aisément les
symptômes de la fidélité que les promesses d'une mutation.
En tout état de cause, une question est
posée par la récente consultation électorale: faut-il prévoir,
faut-il souhaiter que se prolonge le processus entamé, qui, selon
quelques autorités, scientifiques ou politiques, devrait aboutir à
un régime de deux partis?