La grande épreuve du travaillisme
Le Figaro
23 juillet 1949
Depuis la fin de la guerre, le gouvernement
travailliste pouvait, à juste titre, se vanter d'un succès
incontestable: il avait maintenu la paix sociale. La démobilisation
de l'économie s'était opérée sans à-coups. Le nombre des heures de
travail perdues du fait des grèves était tombé bien au-dessous des
chiffres de la précédente après-guerre. Le communisme avait à peine
mordu sur les troupes disciplinées des Trade-Unions. Certaines
mesures, même économiquement discutables, comme les excès d'une
fiscalité sans exemple dans aucun autre pays, les subventions
alimentaires (qui représentent l'équivalent de 450 à 500 milliards
de nos francs) trouvaient une sorte de justification dans
l'adhésion de la classe ouvrière à une démocratie parlementaire,
désireuse de concilier socialisme et liberté.
Les troubles actuels, dont la grève des
dockers londoniens a été l'épisode le plus spectaculaire, remettent
en question ces résultats, qui paraissaient acquis.
Crise syndicale
On connaît la curieuse origine de la grève
des dockers. Les marins de deux cargos canadiens s'étaient mis en
grève dans le port de Londres. Les cargos ayant été déclarés
"noirs", les dockers anglais ont refusé de les décharger. Au bout
de quelques jours, les directeurs des entreprises portuaires
invitaient les dockers à décharger les deux cargos et, sur leur
refus, renonçaient à les embaucher. Dès lors, les dockers ont
dénoncé le lock-out, cependant que les employeurs se bornaient à
affirmer qu'ils exerçaient un droit strict. Le conflit a duré des
semaines et s'est aggravé au point que, pour la première fois
depuis plus de vingt ans, l'état d'urgence a été proclamé et que la
troupe a remplacé les dockers défaillants.
L'intervention des communistes ne prête
guère au doute. Les marins canadiens, dont la grève est à l'origine
de la querelle, obéissaient aux ordres d'un syndicat dissident
inspiré par les communistes. Ils ont été pris en charge, en
Angleterre, par des organisations communistes. Tous les grands
chefs des syndicats britanniques ont condamné le mouvement,
vitupéré les intrigues des meneurs. On sait d'ailleurs que, bien
avant le Kominform, le Kominterm s'était particulièrement intéressé
aux gens de mer. Les grèves des dockers ou de marins frappent les
économies à un point sensible. Et la tradition de solidarité
ouvrière rend ces corporations vulnérables aux machinations des
agents secrets de Moscou.
Mais l'action du Kominform n'explique pas
tout. Les dockers ont écouté les secrétaires de leur syndicat
plutôt que le chef du gouvernement ou les leaders de fédération ou
d'union nationale. Ni la proclamation de l'état d'urgence, ni les
exhortations des ministres, du congrès des Trade-Unions, de la
presse n'ont suffi à vaincre leur obstination.
Cette grève "non officielle", c'est-à-dire
déclenchée par la "base" contre l'opinion des dirigeants
régulièrement élus, était loin d'être un cas unique. Les
mécaniciens de chemins de fer qui, il y a quelques semaines,
désorganisèrent le trafic du dimanche parce qu'ils étaient
mécontents d'un certain horaire de travail, prirent, eux aussi,
l'initiative, sans l'assentiment de leur fédération. Ainsi, de tous
côtés, on déplore le divorce entre les travailleurs et ceux qui ont
mission de les représenter, on invite les dirigeants des
Trade-Unions à reprendre leurs troupes en main.
Les grandes fédérations syndicales sont, en
effet, menacées du mal bureaucratique. L'intervalle entre
l'état-major de Londres et les secrétaires locaux tend parfois à
s'élargir dangereusement. Mais l'essentiel n'est pas là. Car on
invite en même temps les dirigeants ouvriers à se montrer
raisonnables, à comprendre et à faire comprendre à leurs adhérents
la situation du pays.
Or la raison profonde de la crise
n'est-elle pas le rôle nouveau que le syndicalisme est en train
d'assumer? Tant qu'il se bornait à exprimer des revendications, il
était souvent vaincu par la résistance des entrepreneurs ou des
choses, mais non abandonné par ses adhérents. Aujourd'hui qu'il
participe au pouvoir, il ne saurait plus en éluder les obligations.
De plus en plus, il a pour fonction moins de défendre et
d'illustrer les revendications des masses que de défendre et
d'illustrer auprès des masses les nécessités nationales.
Quoi d'étonnant que parfois "la base" se
sente trahie et prenne en main la gestion de ses intérêts?
La révolte des travailleurs contre leurs
chefs, passés en apparence de l'autre côté de la barricade, pour
être compréhensible n'en est pas moins dangereuse. La
Grande-Bretagne affronte aujourd'hui le problème décisif du
socialisme démocratique: un gouvernement travailliste est-il
capable de
convaincre
les travailleurs?Sir Stafford Cripps avait démontré, l'an
dernier, que le total des dividendes distribués par les grandes
sociétés, réparti entre la masse des salariés, n'augmenterait le
revenu de ces derniers que de 1 à 2%. Les grands chefs syndicaux
ont adopté, sans enthousiasme mais avec courage, la politique de
stabilisation des salaires. Le président de la Fédération des
mineurs, William Lawther, le secrétaire général de l'Union des
Transports, Arthur Deakin, le président de l'Union des industries
métallurgiques, Jack Tanner ont repris l'argumentation du
Chancelier de l'Échiquier et mis en garde secrétaires de syndicats
et ouvriers contre des hausses de salaires que l'économie nationale
serait incapable de supporter sans inflation.
Sans doute ont-ils insisté, pour rétablir
l'équilibre, sur le contrôle et la réduction éventuelle des marges
bénéficiaires, sur la baisse nécessaire des prix. Mais ils ne se
font pas d'illusions sur les résultats que de telles mesures sont
susceptibles de donner dans l'immédiat. Or, des revendications de
salaires sont, dès maintenant, formulées par de puissantes
fédérations (chemins de fer, métallurgie).
Il est vrai que, depuis deux ans, l'indice
des prix de détail a monté légèrement plus (de 100 à 111) que celui
des salaires (passé de 100 à 108). Le niveau de vie des salariés se
serait quelque peu abaissé au cours des derniers mois. Mais comment
oublier que, dans un pays appauvri par la guerre, la classe
ouvrière a vu son niveau de vie au moins maintenu avec, le plus
souvent, une durée de travail réduite et des services sociaux
élargis? Pour réaliser ce tour de force. Il a fallu rien de moins
qu'une redistribution massive du revenu national par la fiscalité
et une manipulation savante des prix.
À l'heure présente, quelle que soit la
politique finalement choisie, qu'on se résigne ou non à la
dévaluation de la livre, l'impératif n°1 est la baisse des prix.
Celle-ci ne dépend certes pas du seul effort des travailleurs,
mais, en revanche, une hausse des salaires qui, partie des chemins
de fer et de la métallurgie, ne tarderait pas à se généraliser,
enlèverait tout espoir de stabilisation.
Dans la situation où se trouve aujourd'hui
la Grande-Bretagne, un régime communiste imposerait, par l'emploi
combiné de la police et de l'enthousiasme organisé, un travail
prolongé ou intensifié, pour une rémunération égale ou inférieure.
Au siècle passé, la menace du chômage ou d'amputation des salaires
aurait imposé la discipline et invité à un meilleur rendement. Le
travaillisme a voulu réduire la part de la contrainte aussi bien
économique que politique, il a misé sur le sens civique des
individus, sur les libres négociations des groupes, sur le
consentement et le bon sens de la nation entière. Il risque d'être
ébranlé par la révolte de ses partisans plus que par toutes les
critiques de l'opposition, plus même que par le manque de
dollars.