Les Français ont des devises, l'État n'en a
pas
Le Figaro
17 janvier 1958
Je rencontrai, l'autre jour, un de mes
amis, professionnellement intéressé aux problèmes des finances, et
je l'interrogeai sur la crise actuelle. Un dialogue s'engagea, dont
voici l'essentiel:
- Vous faites tous fausse route, me dit-il,
gouvernants et conseilleurs, "expansionnistes" et
"restrictionnistes", parce que vous partez tous d'une analyse
inexacte de la situation. Vous parlez tous comme si la France
n'avait plus de moyens de change. Ce n'est pas vrai.
- Comment l'entendez-vous? Notre
gouvernement n'en est-il pas à mendier 262 millions de dollars au
Fonds monétaire international, l'équivalent de quelque 60 milliards
de francs, somme dérisoire, puisque le compte mensuel de nos
importations s'élève au double, somme, pourtant, dont nous ne
pouvons nous passer.
- Assurément, l'État, ou le gouvernement
qui en est l'expression, n'a pas de devises. Mais les Français en
ont, ils en ont probablement plus qu'aucun pays en dehors des
États-Unis.
- Vous songez à l'or détenu par les
particuliers et dont le montant, d'après certaines estimations,
pourrait atteindre quelque 3 milliards de dollars, de quoi
financer, en cas de besoin, trois ans de gestion Ramadier.
- Effectivement, il y a l'or détenu par des
particuliers, mais il n'y a pas seulement cet or, dont les
détenteurs devraient suivre avec une amertume croissante les
émissions de valeurs en REP, il n'y a pas seulement l'or des
Français, qui n'est malheureusement pas l'or de la France. Au cours
des années 1930, d'importants capitaux furent exportés, parce que
nos gouvernants, avec leur sens coutumier de l'inopportun,
s'obstinaient à maintenir le franc à un taux que les dévaluations
du dollar et de la livre rendaient intenable. En 1938 et 1939, une
fraction de ces capitaux a été rapatriée, il en est resté au
dehors, sous la protection de l'anonymat garanti par les banques
suisses ou de l'autre côté de l'Océan, à l'abri de la guerre et de
l'occupation.
- Avez-vous un moyen de ramener ces
capitaux migrateurs au bercail?
- Attendez: ce n'est pas tout. Le contrôle
des changes n'empêche pas les exportations de capitaux ou les
non-rapatriements de devises. Depuis deux ans, le déficit de la
balance des comptes a été accru bien au-delà des chiffres exacts
par la défiance à l'égard de la monnaie et des intentions
gouvernementales. Certes, on préfère sortir par l'Office des
changes, puisque celui-ci donne pour les francs que l'on détient
des équivalents en devises supérieurs à ceux que les marchés libres
vous fourniraient. Mais on rentre volontiers par des voies
parallèles, autrement avantageuses. Admirable système, où l'État
crée une contradiction permanente entre la légalité et l'intérêt
individuel, encourage les Français à passer leurs vacances à
l'étranger en leur donnant plus de livres ou de marks que leurs
francs n'en valent et à changer leurs créances en marks et en
livres à l'insu de l'État, qui leur en donnerait en contrepartie
moins de francs que ces créances n'en valent.
- Où voulez-vous en venir? M. Gaillard
n'avait pas plutôt dévalué le franc par l'opération 20% que l'écart
se creusait de nouveau entre le cours officiel et les cours libres.
La suppression de cet écart n'est pas impossible, mais elle exige
un assainissement de l'économie tout entière.
- Pour l'instant, je ne veux rien que la
reconnaissance d'un fait. Les réserves de devises des Français,
abstraction faite des valeurs étrangères qu'ils possèdent en
portefeuille, représentent plusieurs milliards de dollars, plus
qu'il n'en faut pour traverser la crise présente. Avouez-le: il est
paradoxal que l'État français soit contraint de mendier à
Washington parce qu'il n'est pas capable de convaincre les
Français.
- J'avoue le paradoxe, mais j'ignore votre
secret pour le résoudre.
- Attendez: nous y viendrons quelque autre
jour. Pour l'instant, je voudrais vous faire reconnaître une autre
évidence, souvent méconnue. Entre la situation anglaise et la
situation française subsiste une différence fondamentale. La livre
est une monnaie internationale qui sert à une fraction importante
du commerce mondial. Tant d'étrangers, résidant ou non en
Grande-Bretagne, possèdent des livres, libres de les échanger
contre d'autres monnaies et le plus souvent contre des dollars, que
les autorités de Londres ne peuvent pas obliger les capitaux à
revenir en raréfiant la monnaie (ils n'en ont même pas
l'intention). Rien de pareil dans le cas du franc. Les pays de la
zone franc sont d'un poids relativement faible, comparé à celui de
la métropole. Les mouvements de capitaux à l'intérieur de la zone
franc, en fonction des décalages attendus de parités entre les
francs, sont de volume limité.
Les autorités monétaires françaises sont
capables d'exercer sur les mouvements de capitaux plus d'influence,
à moindre frais, que les autorités anglaises. Si cette analyse est
exacte, cherchez vous-même quels seraient les moyens de mobiliser,
pour la France, les devises des Français.