Dix ans d'avance
Le Figaro
6 juillet 1956
Le commissariat général au Plan et le
service des études économiques et financières du ministère des
Finances ont publié une brochure intitulée
Perspectives de l'économie française en
1965
, dont il convient de recommander la lecture. Elle rend, en effet,
visibles, évidents, les progrès réalisables en dix ans. En
contrepartie, n'oublions pas le danger que l'illusion naisse de
l'espoir: les progrès sont possibles, mais rien n'est garanti, même
aux hommes de bonne volonté. Le développement de la production et
de la productivité dépend de circonstances multiples, dont toutes
ne sont pas modifiables sur commande.Les experts sont partis de trois hypothèses
fondamentales: le volume de la main-d'œuvre, la répartition de la
main-d'œuvre entre les divers emplois, l'accroissement de la
productivité dans les divers emplois. Comme ils se sont ensuite
donné, par hypothèse, un plein emploi constamment assuré, ils n'ont
pas eu de peine à obtenir un volume donné de la production dans les
différents secteurs. D'autres hypothèses, relatives à la
distribution des revenus entre les différents groupes de la
population et à la répartition des dépenses, étaient, les unes,
commandées par des études relatives aux transformations de façons
de vivre, les autres liées aux hypothèses initiales sur la
répartition de la population active. Ajoutons que d'autres
hypothèses étaient nécessaires en ce qui concerne exportations et
importations ou, encore, entre les rapports de la consommation et
de l'épargne, pour aboutir à un équilibre général et confirmer la
compatibilité des diverses hypothèses.
On a raison d'affirmer, dans la préface de
cette brochure, qu'il ne s'agit pas d'un simple jeu statistique.
Mais on n'aurait pas tort non plus de souligner les conditions
indispensables pour que le possible devienne réel.
Les estimations de population totale, en
1965, ne sont soumises qu'à un seul aléa: celui de catastrophes
politiques. Le passage de la population totale à la population
active comporte déjà un risque supplémentaire, puisqu'il convient
de tenir compte de l'allongement de la scolarité, de l'augmentation
de l'activité des femmes et de l'immigration. Or les événements
dans l'Union Française peuvent entraîner un changement de quelques
centaines de mille dans les effectifs de main-d'œuvre. Enfin, les
calculs de production globale supposent que "les gouvernements
disposent aujourd'hui d'une expérience et de moyens suffisants pour
prévenir une crise cyclique menaçante et ranimer rapidement
l'activité économique, si elle venait à fléchir". Je souhaite que
cet optimisme soit justifié, j'admets que le maintien du plein
emploi soit "une hypothèse variable dans un essai de prévision à
long terme", mais il ne s'agit que d'une hypothèse.
Répartition de la main-d'œuvre
L'étape suivante est celle de la
répartition de la main-d'œuvre. La population masculine active dans
l'agriculture a diminué de 50.000 unités par an entre 1921 et 1936
et probablement la diminution a-t-elle été du même ordre de
grandeur entre 1946 et 1954. Les statisticiens ont donc retenu
l'hypothèse d'une diminution de la main-d'œuvre agricole de 1
million en dix ans (2/3 hommes, 1/3 femmes). On s'est donné une
augmentation de un million de la main-d'œuvre industrielle durant
la même période (de 6.670 en 1954 à 7.670 en 1965), alors que, dans
le même temps, l'effectif dans les transports augmenterait de
100.000, dans le commerce de 190.000, dans les services de 200.000,
de 170.000 dans les administrations, cependant que les domestiques
seraient 40.000 de moins. Un million d'ouvriers industriels de plus
requiert un montant d'investissements important, ce qui se traduit
par une élévation du pourcentage des investissements bruts par
rapport au produit national de 18% en 1954 à 19,4 ou 20%, selon
l'hypothèse retenue en ce qui concerne le mouvement de la
productivité.
L'étape suivante, celle de l'accroissement
annuel de la productivité, est peut-être, de toutes, la plus
importante. Les experts ont retenu deux variantes. Selon l'une,
l'accroissement annuel serait de 3%, selon l'autre de 4%. Ce
pourcentage pour l'ensemble de l'économie est obtenu en supposant,
dans le premier cas, un accroissement de 3,5% dans l'agriculture,
de 3% dans l'industrie et les transports: dans le deuxième cas, de
4% dans l'agriculture, l'industrie et les transports. On ne saurait
dire que ces chiffres soient déraisonnables. On ne saurait dire non
plus qu'ils soient démontrés.
Tout est suspendu au transfert d'un million
de travailleurs de l'agriculture vers l'industrie, transfert que
les experts tiennent pour à la fois souhaitable et probable.
D'autres Français le jugeront peu souhaitable et peu probable.
D'autres hésiteront à le tenir pour probable, parce que tant de nos
compatriotes ne le jugent pas souhaitable. Le mérite de ces
prévisions est au moins de dégager les problèmes. Si l'on admet la
diminution régulière de la main-d'œuvre agricole, quelles sont les
mesures à prendre en ce qui concerne les investissements, la
formation des cadres techniques, la réforme de l'enseignement, la
réorientation des exportations, pour que l'industrie puisse
absorber les travailleurs et trouver les débouchés?