En un combat douteux
Le Monde
23 septembre 1958
La cause est entendue: le ralliement au
camp des «oui» de M. Gaston Defferre et d’autres socialistes
hostiles à la politique algérienne de M. Guy Mollet a finalement
garanti l’approbation par le pays du texte constitutionnel. La
victoire du général de Gaulle est assurée, mais l’équivoque de
cette victoire ne l’est pas moins. Aussi à tout argument en faveur
du «oui» n’a-t-on aucune peine à opposer un argument d’égale
portée, en faveur du «non». Ou encore, les raisons pour lesquelles
certains voteront «oui» seront exactement contraires aux raisons
pour lesquelles d’autres voteront «oui» mais exactement semblables
à celles pour lesquelles d’autres voteront «non».
Voici quelques exemples (entre d’autres) de
la dialectique à laquelle aboutit la politique française:
idéologique en paroles et opportuniste en actes:
1)
Le référendum n’a pas le même sens dans la
métropole, en Algérie et au sud du Sahara, il a plusieurs sens en
chaque partie de l’ensemble français.
Aux Français de la métropole, au moins quatre questions différentes
sont posées: s’ils préfèrent que le général de Gaulle retourne à
Colombey ou qu’il reste à Matignon; s’ils sont favorables à la
nouvelle organisation des pouvoirs publics; s’ils souscrivent à la
Communauté franco-africaine; s’ils font confiance au général pour
appliquer en Algérie une politique indéterminée.Aux Africains au sud du Sahara on demande
s’ils veulent entrer dans la Communauté franco-africaine, étant
entendu que les uns répondront «oui» parce qu’ils veulent en sortir
dans quelques années et les autres parce qu’ils veulent y rester.
Quant aux musulmans d’Algérie, que leur demande-t-on? S’ils veulent
être Français à part entière ou s’ils ont la même idée que les
experts sur l’élection du président de la République par un collège
élargi? À vrai dire, s’ils répondent «oui» les doutes subsisteront
sur leurs sentiments. S’ils répondent «non» ou ne votent pas le
monde entier y verra un succès du F.L.N.;
2)
Il ne s’agit pas d’un référendum, nous disent
les opposants, mais d’un plébiscite.
Oui et non. Le général de Gaulle n’avait pas besoin du référendum
pour être plébiscité. Même avec la Constitution de 1946 il aurait
pu gouverner plusieurs années (aussi longtemps que dureront la
menace des colonels et la guerre d’Algérie). Le style de la réunion
du 4 septembre est plébiscitaire, mais il est au service d’une
République conservatrice.Au temps du R.P.F., revenant de Vincennes
où venait de se dérouler une manifestation, je résumais mon opinion
par la formule: décor de Nuremberg, foule du 14 juillet, discours
de Vauvenargues. Rien de moins «totalitaire» que le discours
constitutionnel du général de Gaulle le 4 septembre 1958.
Certes on a eu tort d’oublier que «Napoléon
empereur» voisinait sur les monnaies avec «République française».
L’Empire dont la déchéance fut proclamée le 4 septembre 1870 était
parlementaire. Il est fâcheux d’évoquer Fleurus, la Convention ou
la Résistance pour présenter une Constitution que n’aurait pas
désavouée l’Assemblée monarchiste de 1871. Mais on a également tort
d’évoquer le fascisme. Le général de Gaulle est aussi éloigné que
possible de l’esprit démagogique, vulgaire, du fascisme. La
technique des mouvements de masses est employée comme moyen, le
pouvoir des notables est le but: la France n’a pas perdu le secret
des combinaisons inédites;
3)
Personne (sauf ses auteurs) ne juge que la
Constitution soit excellente, mais je ne la crois pas dangereuse
pour les libertés publiques.
Le général de Gaulle a le droit de proclamer avec fierté que la
transition d’un régime a un autre s’est faite sans qu’aucune des
libertés soit même momentanément suspendue.La Constitution de la Ve République me
paraît, pour paraphraser une formule de Bainville, trop autoritaire
pour ce qu’elle a de libéral, trop libérale pour ce qu’elle a
d’autoritaire. Elle peut fonctionner avec le général de Gaulle ou
un roi dans les fonctions de président de la République. Le jour où
le chef de l’État ne sera plus qu’un homme politique comme les
autres, la Ve République devra «se soumettre ou se démettre»,
rendre à l’Assemblée issue du suffrage universel le rôle qu’elle
avait sous la IIIe République ou recourir à de tout autres moyens
de gouvernement. Et l’on s’apercevra que le texte de 1958 renforce
les freins sans renforcer le moteur, multiplie les occasions de
conflit et les causes de paralysie. Par-dessus tout on a méconnu le
fait, non pas
juridique
mais
historique
, qu’un régime est faible, qui ruse avec son principe de
légitimité. Quand, au XXe siècle, on se réclame du suffrage
universel direct et accepte les partis, il est impossible à la
longue que les élus du suffrage direct soient dominés par ceux du
suffrage indirect. Empire parlementaire ou monarchie orléaniste ne
sont qu’expédients temporaires;4)
Cette Constitution, qui n’est pas assurée d’un
existence plus longue que celle de la IVe République, n’augmente
pas le danger que créent ceux que le garde des sceaux appelle les
«activistes de l’armée»
, et dont M. Roger Duchet nie l’existence. Le jour où un président
de la République autre que le général de Gaulle voudrait instaurer
un pouvoir despotique, le fameux article 16 lui serait d’un faible
secours. La Ve République, sur le papier, risque d’être
bureaucratique et conservatrice, mais non fasciste. Certes, la
menace militaro-fasciste ne disparaîtra pas le lendemain du
référendum: cette menace durera aussi longtemps que la conjonction
d’une fraction de l’armée avec les ultras d’Algérie. Tant que
l’Algérie est soumise à un régime militaire, celui-ci risque d’être
étendu à la métropole. Mais le texte constitutionnel n’y est pour
rien;5)
Les titres relatifs à la Communauté seraient
approuvés à une immense majorité.
M. Isorni a parfaitement raison: «C’est du Mendès France.» Mais, il
a tort, selon moi, d’ajouter que le maire de Louviers ferait cette
politique mieux que le général de Gaulle. Le contraire est vrai: le
général de Gaulle fait mieux parce que les circonstances lui sont
plus favorables.Accordant l’autonomie interne à la Tunisie,
M. Mendès France devait jurer ses grands dieux que l’indépendance
ne suivrait pas. Faute de majorité, il ne pouvait rien entreprendre
ni au Maroc ni en Algérie. Combien le général a plus de liberté de
manœuvre? Il va jusqu’au bout de la logique libérale. Qui, en
dehors de M. Isorni ou de M. Poujade, ose le traiter de «bradeur de
l’empire»? Tous les territoires ont désormais et garderont,
inaliénable, le droit à l’indépendance. En même temps les
conditions d’exercice de ce droit sont telles que les démagogues et
les impatients ne pourront précipiter le mouvement et devront
convaincre leurs compatriotes;
6)
Ni les accords avec la Tunisie et le Maroc ni
la Communauté France-Afrique ne permettent de prévoir la politique
algérienne du général de Gaulle
. Car des décisions peuvent aussi bien viser à l’isolement des
nationalistes algériens qu’un accord avec eux. M. Michel Debré a
déclaré qu’il n’était pas question de négocier avec le F.L.N., mais
cette déclaration prouve seulement que les «nouveaux princes» sont
plus mal renseignés que les anciens. Sur ses intentions le général
de Gaulle a soigneusement organisé l’incertitude. Il n’aurait pu
rassurer pleinement les hommes du 13 mai qu’en employant le mot
«intégration». Mais s’il l’avait fait, il aurait rompu avec les
libéraux. Il a jusqu’à présent sauvé les illusions des uns et des
autres.Le général de Gaulle penche-t-il du côté de
M. Jacques Soustelle ou du côté des libéraux? M. Soustelle est
ministre de l’Information, et les gaullistes «orthodoxes» me
traitent en pestiféré. Je n’arrive pas, malgré tout, à me
convaincre que le général de Gaulle ignore les implications des
propos qu’il a tenus à, Brazzaville. Peut-on refuser indéfiniment
aux musulmans d’Algérie ce que l’on accorde solennellement aux
Noirs d’Afrique? Que tant de «gaullistes» d’aujourd’hui
méconnaissent cette logique des idées, je ne m’en étonne pas: la
passion explique l’aveuglement. Mais le général de Gaulle a le sens
des perspectives historiques: peut-il vraiment croire que la
présence d’une minorité française suffise à justifier une politique
algérienne contradictoire avec toute la politique de la
France?
7)
La propagande officielle pour le «oui» inspire
le désir de voter «non».
Il n’est pas vrai que la France serait menacée d’un coup d’État en
cas d’une majorité de «non»: les chefs de l’armée ne sont ni des
criminels ni des fous, ils ne se dresseraient pas contre la volonté
solennellement proclamée de la nation. Ce qui est vrai c’est que la
majorité de «non» serait hétérogène et, par suite, incapable de
gouverner.Qu’on cesse de reprocher aux opposants de
voter comme les communistes. Chaque fois que les non-communistes se
divisent en deux camps les communistes joignent leurs voix à celles
d’un des deux camps. Tous les partis ont tour à tour voté comme les
communistes – même ceux qui ont soutenu tous les gouvernements
successifs. Contre la C.E.D., le général était avec les
communistes. Nul ne peut choisir ses alliés d’un jour.
Les hommes politiques ont décidé, en
majorité, de ne pas livrer la bataille du référendum parce qu’ils
s’intéressent davantage aux élections générales et qu’ils sont
conscients de leur impopularité. En approuvant une Constitution
qu’aucun parti n’aurait ratifiée en des circonstances normales le
centre gauche espère éviter l’élection d’une Assemblée
«introuvable» que dominerait la droite extrême, victorieuse à la
faveur d’un scrutin majoritaire.
Pour ceux qui ne participent pas aux joutes
électorales, qui souhaitent la sauvegarde de la République et la
paix en Algérie, le problème se ramène à l’interrogation suivante:
est-ce en disant «oui» ou en disant «non» qu’on pèse dans le sens
de la République et de la paix? M. Gaston Defferre et ses amis ont
choisi le «oui», mais d’autres, qui pour l’essentiel pensent comme
eux, ont choisi le «non».
Ni les uns ni les autres ne sont
entièrement satisfaits d’une réponse unique à des questions
multiples.