La pratique constitutionnelle. II. - Les forces
véritables
Le Figaro
19 juillet 1947
Des organes prévus par la Constitution, un
seul détient une autorité effective, le Gouvernement. Les autres
centres de force ne figurent pas dans les textes: administration,
partis, syndicats.
La France est gouvernée (dans la mesure où
elle l'est) par l'administration. Celle-ci obéit, évidemment, aux
directives des ministres, mais comme ces derniers ont rarement une
doctrine cohérente et une volonté claire, ils laissent aux grands
fonctionnaires une part considérable du pouvoir réel. Les partis se
réservent essentiellement le privilège de distribuer les postes, de
choisir les députés et de provoquer un changement de l'équipe
ministérielle en cas d'échec trop éclatant ou de protestation trop
violente. Quant aux syndicats, ils revendiquent le droit de faire
obstruction à la politique du gouvernement; quand elle leur paraît
contraire à leurs intérêts.
Gouvernement et Administration
Le transfert du pouvoir des assemblées à
l'administration n'est ni un phénomène nouveau, ni un phénomène
exclusivement français. Il est la suite fatale de l'ampleur
croissante prise par l'activité de l'État. Seule l'administration a
la compétence et la continuité nécessaires pour diriger ou orienter
l'économie d'une nation. Les ministres passent, les directeurs (ou
du moins les sous-directeurs) demeurent. Les ministres plaident,
les fonctionnaires établissent les dossiers.
Il ne s'agit pas de se révolter contre une
évolution irréversible, il s'agit d'adapter les vieilles
institutions aux tâches nouvelles, de se demander à quelles
conditions un tel régime sera efficace.
Il me paraît qu'une administration a
besoin, pour fonctionner convenablement, d'abord d'être inspirée
par une conception d'ensemble, inévitablement politique, ensuite
d'être contrôlée. Abandonnée à elle-même, elle devient à la fois
arbitraire et impuissante. (Nous en avons eu, entre les deux
guerres, un exemple terrible dans la sclérose de notre armée.) À
l'heure présente, doctrine de gouvernement et contrôle des
parlementaires et de l'opinion font également défaut.
Il est vrai que, s'ils ne l'inspirent pas
toujours, les gouvernements cherchent à "politiser"
l'administration, en y plaçant leurs hommes de confiance. Que les
ministres nomment aux postes supérieurs des fonctionnaires qu'ils
supposent proches de leur pensée, il n'y a pas lieu de s'en étonner
ou de s'en indigner. Il se peut qu'une complète neutralité de la
bureaucratie soit désormais impossible. Ce qui est grave, c'est que
ces nominations paraissent moins dictées par la résolution
d'appliquer un certain programme que par le hasard ou le désir de
colonisation. Que M. Mons remplace le général Maast, ou le général
Juin M. Labonne, soit. Encore voudrait-on savoir pourquoi l'un s'en
va et l'autre vient, quelle politique représentent l'un et l'autre.
On n'a pas l'impression que le Gouvernement le sache mieux que
l'opinion.
De même, les autorités françaises en
Allemagne n'ont jamais su comment, à Paris, on concevait
l'occupation. On a bien esquissé une sorte de contrôle
parlementaire, à propos du nombre des voitures ou des
fonctionnaires, à propos des Vichystes blanchis. Mais un vrai
contrôle aurait impliqué que Gouvernement, Assemblée,
administration eussent une doctrine commune. Voulions-nous punir
les Allemands ou les gagner? Quel sens donnions-nous à la
dénazification? On pourrait énumérer des interrogations analogues à
propos du ravitaillement, de l'agriculture ou des finances.
Un homme aussi estimable que l'actuel
président du Conseil, représentant typique du radicalisme de la
IIIe République, s'obstine à croire qu'un État qui s'occupe de tout
peut se passer d'idées générales et se tirer d'affaire en négociant
au jour le jour. Les événements se chargent de lui démontrer
quotidiennement qu'il se trompe.
L'État et les forces
extra-parlementaires
À supposer que le Gouvernement eût une
politique, il lui faudrait encore l'imposer. Or les exemples sont
innombrables qui montrent le Gouvernement sans force ou sans
courage pour faire exécuter ses décisions.
Les plans de la viande, préparés par les
ministres successifs et les services permanents, se sont brisés sur
la résistance, moins des paysans que des marchands de bestiaux et
des intermédiaires. Le plan du double secteur de l'essence a été
arrêté, avant même d'entrer en vigueur, par le refus de certains
prioritaires. Les projets financiers de M. Schuman ont été
publiquement condamnés par les syndicats ouvriers. Tous les
groupements d'intérêts particuliers discutent d'égal à égal avec
l'État et se révoltent contre les mesures qu'ils jugent néfastes,
moins au pays qu'à eux-mêmes.
Cette révolte prend une forme extrême dans
les grandes grèves qui visent, non l'État-patron (il n'y a pas de
raison pour que les ouvriers de Renault perdent le droit de grève
parce que M. Lefaucheux est nommé par le ministre), mais l'État
représentant de la volonté générale. Par exemple, le Gouvernement
était convaincu que les hausses nominales de salaires sont
stériles, mais il finit par succomber à la symphonie (ou à la
cacophonie) des grèves.
Notre régime tout entier est à l'image de
la répartition des matières premières. Au niveau supérieur, la
répartition entre les branches industrielles est décidée
souverainement par les ministres ou directeurs, la répartition
entre les entreprises dépend des organismes professionnels.
L'anarchie individuelle ou collective freine limite, pénètre de
toute part l'autorité, en théorie discrétionnaire, de l'État.
Gouvernement, partis, administration, syndicats se tolèrent
réciproquement. Malheureusement, leurs relations complexes
aboutissent, non à l'action, mais au désordre et à la
paralysie.
Problèmes du XXe siècle
Dans toutes les sociétés de masses, au
vingtième siècle, les mêmes problèmes apparaissent, partout,
ouvriers et chefs d'entreprises s'organisent en syndicats: comment
s'établit la collaboration nécessaire entre ces syndicats, d'une
part, entre ces syndicats et l'État de l'autre? Partout la
bureaucratie détient une part croissante du pouvoir: comment
orienter, contrôler, limiter ce quatrième pouvoir? Partout, les
gouvernements se réclament de la volonté populaire: comment
parviennent-ils à maintenir le sens de l'intérêt national, s'ils
représentent les intérêts particuliers des groupes sociaux ou des
partis politiques, dont ils sont issus par le jeu des
élections?
À ces interrogations, les régimes
totalitaires donnent une réponse brutale, primitive. En réservant à
un parti le droit exclusif à l'action politique, en intégrant à
l'État tous les groupes particuliers, en créant un monopole de
l'idéologie et de la propagande, ils suppriment les problèmes,
plutôt qu'ils ne les résolvent. Il est bon de dénoncer cette
simplification barbare. Encore faut-il trouver une autre solution.
Or la IVe République n'a pas résolu ces problèmes. À dire vrai,
elle ne les a encore ni posés, ni pensés.