Les opinions politiques des Français
Le Figaro
10 janvier 1963
La méthode des sondages est utilisée
aujourd'hui dans tous les pays occidentaux, elle a même fait son
apparition en Union soviétique. Partout elle a donné des résultats
que l'expérience a confirmés. Les erreurs qu'elle a commises ou qui
lui ont été attribuées sont venues d'une méconnaissance, par les
enquêteurs ou par les interprètes, des limites dans lesquelles la
méthode est valable. Pendant les derniers jours qui précèdent un
scrutin, "les indécis" peuvent choisir dans un sens ou dans un
autre et des électeurs qui se déclarent en faveur du
oui
ou du
non
sont capables, d'eux-mêmes ou sous l'influence d'un événement de
dernière heure, de changer leur réponse ou leur vote. Il n'en reste
pas moins que, dans les référendums de septembre 1958, de janvier
1961, d'avril 1962 et d'octobre 1962, les pourcentages qui
apparaissaient dans les sondages ont été proches de ceux qui sont
sortis des urnes.Par exemple, dans une enquête menée entre
le 5 et le 15 septembre 1958, sur 100 personnes interrogées, 78,2%
de celles qui consentirent à répondre déclarèrent qu'elles
voteraient certainement ou probablement
oui
. Les réponses
non
(certainement ou probablement) représentaient 21,8 % des personnes
interrogées. En fait, sur 100 suffrages exprimés, les pourcentages
ont été 79,25% et 20,75%, mais l'écart aurait pu être plus grand
car 22% des personnes interrogées n'ont pas répondu, alors qu'il
n'y a eu que 15% d'abstentionnistes. L'écart entre les réponses
reçues et les pourcentages effectifs a été un peu plus marqué au
référendum du 8 janvier 1961 (73% - 27% annoncés contre 75,25% et
24,75% effectifs). Au référendum du 8 avril 1962 le pourcentage des
"abstentionnistes et indécis" coïncide avec celui des
abstentionnistes effectifs (24% et 24,36%). Les prévisions (91% et
9%) sont presque exactement vérifiées (90,7% et 9,3%).En ce qui concerne le dernier référendum,
le problème est plus complexe. La première enquête a donné, sur 100
opinions exprimées, 67 oui et 33 non. Mais, dix jours plus tard, la
seconde enquête a donné 59 et 41. Une dernière enquête partielle le
26 octobre a donné, enfin, 61 et 39 contre 61,76 et 38,24 dans les
urnes.
La véritable fonction de ces sondages n'est
pas d'apprendre à l'Institut d'opinion publique, au premier
ministre ou au Président de la République, quelques jours à
l'avance, les décisions du peuple souverain, les enquêtes
permettent de suivre les fluctuations de l'opinion et, pour une
part au moins, de dégager les sentiments divers et parfois
contradictoires qui déterminent les votes.
Deux faits ont dominé la vie politique de
ces dernières années: la popularité du général de Gaulle, l'accord
entre le contenu de la politique que le Président de la République
soumettait au référendum et les préférences de la majorité des
Français
avant
le début de la campagne électorale. À la question: "Êtes-vous
satisfait ou mécontent du général de Gaulle comme Président de la
République?", une majorité substantielle n'a cessé, depuis 1959, de
répondre qu'elle était satisfaite. Cette majorité (qui englobe les
très
et les
plutôt
satisfaits) a oscillé entre un maximum de 73% et un minimum de 53%,
au point le plus haut à chaque tentative de l'armée, des Français
d'Algérie ou de l'O.A.S. pour paralyser la politique
d'autodétermination ou l'application des accords d'Evian, au point
le plus bas quand les négociations semblaient échouer ou que
s'accentuait le malaise paysan. C'est donc pour continuer la guerre
d'Algérie, non pour obtenir l'approbation de l'indépendance
algérienne, qu'il aurait fallu, en 1960 ou 1961, "mettre les
Français en condition".De même, une majorité d'électeurs - mais
moins forte que la majorité qui approuvait la politique algérienne
du général de Gaulle - se déclarait disposée à répondre
oui
si une révision de la Constitution comportant l'élection du
Président de la République au suffrage universel était soumise au
référendum.Une fraction de l'opinion française - et
une fraction non négligeable - a pourtant été choquée par la
procédure de révision adoptée par le général de Gaulle. La moitié
des Français, au début d'octobre, refusaient de se prononcer sur la
conformité du référendum à la Constitution, mais, parmi ceux qui
donnaient leur opinion, le nombre de ceux qui jugeaient le
référendum inconstitutionnel l'emportait nettement sur les tenants
de l'avis contraire. Ce qui n'empêcherait pas, cependant, une
majorité de Français d'approuver l'action du Président de la
République.
Ces incertitudes de l'opinion, la chute des
"oui" de 67% à 59% ou 61%, comportent une autre signification.
L'adhésion d'une majorité de Français au général de Gaulle ne
semble pas présenter un caractère passionnel. Ayant à choisir au
début de septembre 1962 entre les deux formules: "très satisfait"
et "plutôt satisfait", 44% choisissent la deuxième et 15% seulement
la première, mais, parmi les mécontents, 19% choisissent "plutôt
mécontent" et 8% "très mécontente". Des deux côtés, on tient à
garder la mesure ou la nuance dans l'adhésion comme dans
l'opposition. On ne s'affiche pas "inconditionnel".
Au début d'octobre dernier, ceux qui
attribuaient la responsabilité de la crise au général de Gaulle
étaient aussi nombreux que ceux qui la rejetaient sur les partis
politiques. Près de la moitié des Français estimaient qu'il avait
été porté atteinte, depuis 1958, aux libertés démocratiques
("beaucoup" ou "un peu").
Les résultats des élections législatives ne
pouvaient être prévus aussi exactement d'après les sondages que les
résultats des référendums. En effet, beaucoup de ceux qui votent
effectivement pour le parti communiste ou bien refusent de répondre
ou bien affirment qu'ils voteront pour un autre parti de gauche.
Malgré tout, les sondages annonçaient à l'avance le fait majeur: la
montée de l'U.N.R. grâce à la solidarité qui s'était établie dans
l'esprit des électeurs entre la réponse
oui
au référendum et le vote en faveur d'un candidat soutenu par
l'Association pour la Ve République. En effet, les sondages
suggéraient qu'environ la moitié de ceux qui avaient voté
oui
souhaitaient voter pour un candidat de l'U.N.R., proportion
nettement supérieure à celle qui apparaissait avant le référendum.
Il est donc probable que celui-ci a augmenté le nombre des
opposants, mais accru également celui des suffrages U.N.R. parmi
les
oui
.Ajoutons, pour excuser les observateurs qui
s'attendaient à un déclin de l'U.N.R., que leur erreur était
partagée par la majorité des Français, qui prédisaient, eux aussi,
une défaite du parti sur le point de recueillir un tiers des
suffrages exprimés.
La France est-elle déjà entrée dans l'âge
du principat? Le successeur et héritier du général de Gaulle - M.
Pompidou, M. Chaban-Delmas ou M. Michel Debré? - jouira-t-il de la
même popularité? Sera-t-il capable d'entraîner la moitié de ses
partisans à voter pour les candidats de son parti? Peut-être de
telles questions pourraient-elles être posées au cours d'une
prochaine enquête: en attendant, les paris sont ouverts.