À propos des réformes de l'enseignement
supérieur. La distinction des trois cycles
Le Figaro
17 juillet 1963
Afflux d'étudiants mal préparés à
l'enseignement supérieur et anxieux d'obtenir un diplôme, exigence
d'une année ou plus probablement de deux années au moins d'un
enseignement intermédiaire entre ce qu'est devenu le secondaire et
ce que devrait rester le supérieur, nécessité d'un personnel
nombreux d'assistants, maîtres-assistants, chefs de travaux pour
encadrer les étudiants qui souhaitent une aide plus qu'ils
n'aspirent à l'autonomie, tels sont les faits qui doivent
constituer la base des réflexions indispensables et des réformes
possibles(1).
Ces faits conduisent d'eux-mêmes au
principe des réformes qui sont en train de s'imposer: dans
l'enseignement supérieur comme dans l'enseignement secondaire, une
distinction s'introduit inévitablement entre la formation courte et
la formation longue - ce qui amène à donner toute sa portée à la
notion des trois cycles: le premier, celui de la propédeutique,
constitue dans les facultés l'équivalent des classes de première
supérieure dans les lycées, le deuxième comporte les quatre ou cinq
certificats de licence, le troisième, par l'intermédiaire du
diplôme d'études supérieures, débouche soit sur la thèse de IIIe
cycle, soit sur l'agrégation.
Dans certaines disciplines, la plupart de
mes collègues sont farouchement hostiles et au style "secondaire"
que prend l'enseignement dans les facultés et plus encore à la
thèse de IIIe cycle dont ils nient l'utilité et dans laquelle ils
voient une machine de guerre contre l'agrégation. Je comprends
leurs sentiments et ne suis pas sans partager certaine de leurs
craintes et de leurs nostalgies. Mais si peut-être (je n'en suis
pas sûr), dans les lettres pures, l'agrégation demeure
l'introduction la meilleure tout à la fois à l'enseignement dans
les lycées ou dans les facultés et à la recherche, il n'en va pas
de même dans les disciplines relativement nouvelles des sciences
sociales ni même dans certaines disciplines traditionnelles comme
l'histoire ou la philosophie.
L'agrégation n'est pas, comme on me l'a
fait dire en interprétant faussement une phrase détachée de son
contexte, un mauvais système de sélection. Comme toute méthode,
elle comporte un certain coefficient d'erreurs: d'excellents
esprits sont peu doués pour ces exercices dans lesquels la
rhétorique et une certaine sorte de culture générale sont plus
indispensables que les connaissances et les capacités proprement
scientifiques. Mais là n'est pas l'objection principale car les
autres méthodes de sélection comportent un coefficient d'erreurs
égal et peut-être supérieur. Ce que l'on peut reprocher à certaines
agrégations, c'est d'abord de détourner les candidats des études
complémentaires qui les aideraient à féconder ou renouveler la
recherche propre de leur discipline (les futurs historiens
tireraient plus de profit d'études sociologiques, économiques ou
ethnologiques que de la préparation prolongée de l'agrégation);
c'est ensuite d'être d'un niveau trop élevé pour ce qu'est devenu,
dans la plupart des classes, l'enseignement secondaire; c'est enfin
de laisser trop souvent aux médiocres l'accès aux postes du
C.N.R.S., en condamnant les meilleurs, c'est-à-dire les agrégés, à
enseigner dans les lycées.
Cette dernière objection est en train de
perdre du poids au fur et à mesure que les agrégés - mise à part
encore une fois la minorité qui a la vocation d'instruire les
jeunes esprits - raccourcissent ou suppriment le passage par
l'enseignement secondaire. Qu'on le veuille ou non, la carrière
ancienne: agrégation - lycée - thèse de doctorat d'État - faculté,
deviendra de moins en moins fréquente.
Même si les meilleurs continuent à préparer
l'agrégation, ils s'orienteront ensuite, non vers les lycées, mais
vers des postes, au C.N.R.S. ou dans les facultés, compatibles avec
les exigences de la recherche.
Acceptons franchement que le premier cycle
et même, pour une part, le second cycle (licence) de l'enseignement
supérieur ressemble de plus en plus à ce que les hommes de ma
génération appelaient, il y a vingt ans, enseignement secondaire.
Organisons la formation des enseignants, titulaires de la
propédeutique admis dans les collèges d'enseignement général,
titulaires de la licence qui enseigneront dans les lycées.
Maintenons l'agrégation, sans dévaloriser le titre par un
allongement excessif des listes (car, en ce cas, mieux vaudrait la
supprimer complètement). Mais que l'agrégation ouvre l'accès aux
classes terminales des lycées et au premier, voire au deuxième
cycle de l'enseignement supérieur. La continuité ne serait pas
rompue entre les enseignants du secondaire et ceux du supérieur.
Les épreuves de l'agrégation pourraient être modifiées afin d'y
donner une part plus grande à un travail personnel et à établir un
lien entre thèse de IIIe cycle et agrégation.
Mais, quelle que soit la solution adoptée,
sur chacun de ces points (et la solution ne devrait pas être
nécessairement la même dans toutes les disciplines), la condition
première, indispensable, est la reconnaissance de la
dissociation indispensable des cycles de
l'enseignement supérieur
. À vouloir traiter les candidats de première année de licence
comme s'ils étaient capables de travailler seuls, étudiants et
professeurs finissent par éprouver, les uns comme les autres, un
sentiment de frustration. Les étudiants parce que les échecs aux
examens sont trop nombreux, les professeurs parce qu'au terme de
l'année, ils se demandent si leurs efforts ont été vains et ce que
leurs auditeurs ont retenu de leurs cours.Il y a plus. Aussi longtemps que les
professeurs devront tous s'occuper à la fois du IIe et du IIIe
cycle, les uns se résigneront à sacrifier la recherche et les
autres seront tentés de rattacher leur enseignement à leurs
recherches. Or cette solidarité, en elle-même souhaitable, de
rigueur au niveau du IIIe cycle, ne va pas sans inconvénients pour
les étudiants de licence. Au moins dans certaines disciplines, les
certificats de licence ne comportent et ne peuvent comporter encore
qu'un enseignement élémentaire. C'est en se résignant à prendre
l'enseignement supérieur des deux premiers cycles pour ce qu'il est
que l'on parviendra à sauver l'essentiel, à savoir la fonction des
facultés en tant que foyers de culture et centres de
recherches.
Si cette fonction est aujourd'hui mise en
péril, la faute n'en est pas seulement la persistance des
structures anciennes et inadaptées. Des causes toutes matérielles
dont nous parlerons en un prochain article (gigantisme de
l'Université de Paris, étiolement de certaines universités de
province) y sont pour beaucoup. Mais l'expansion actuelle de
l'Université tout entière, la multiplication des chaires, la
construction de bâtiments, la création de nouvelles cités
universitaires, toutes ces mesures, si indispensables soient-elles,
demeureront à demi stériles si une conception claire ne préside pas
à cette mutation, en elle-même heureuse. Or, qu'on ne s'y trompe
pas, l'augmentation massive du nombre des étudiants ne fait pas
surgir nécessairement l'élite dont ni les sciences ni la société ne
peuvent se passer. Nulle organisation, si démocratique soit-elle,
n'effacera l'inégalité des dons individuels. Il faut assurer aux
meilleures des conditions dans lesquelles, jeunes, ils puissent
progresser vite, devenus maîtres, ils puissent transmettre savoir
et culture.
La confusion actuelle, dans nos facultés,
des cycles et des fonctions, n'est favorable ni à la formation du
grand nombre ni à la sélection du petit nombre.
(1)
Voir
Le Figaro
du 26 juillet 1963.