Les erreurs de la "Troisième". Il est diabolique
de persévérer
Le Figaro
21 juin 1960
Les
Mémoires
du président Paul Reynaud font surgir dans l'esprit du lecteur une
question obsédante: pourquoi les milieux dirigeants de la France se
sont-ils, entre les deux guerres, tant de fois et si obstinément
trompés?Il serait injuste d'incriminer les seuls
ministres ou parlementaires. Les représentants du patronat, les
industriels et les banquiers n'ont pas été moins hostiles à la
dévaluation que la plupart des économistes ou des députés. Le
projet de division cuirassée que Paul Reynaud, convaincu par le
colonel de Gaulle, soutint vainement à la tribune du
Palais-Bourbon, se heurta à la résistance de l'état-major autant
qu'à celle des hommes politiques, terrifiés par la perspective
d'une armée prétorienne (il aurait mieux valu que la conception des
divisions blindées n'eût pas été liée à celle d'une armée de
métier: l'expérience a prouvé que ces conceptions étaient
séparables).
La contradiction entre une diplomatie,
fondée sur des alliances avec les pays de l'Est européen, et une
armée, préparée à la seule défense du sol national, était évidente,
éclatante. Nul ne pouvait rejeter l'alternative: ou bien l'armée
française doit être capable de prendre l'offensive en cas
d'agression allemande contre la Tchécoslovaquie et la Pologne; oui
bien notre diplomatie doit abandonner le système d'alliances avec
les pays de l'Est et du Centre de l'Europe. Ou bien se donner
l'armée de notre diplomatie, ou bien réviser notre diplomatie pour
l'adapter à l'organisation de notre défense nationale.
De même, on se demande par quelle
aberration tant d'hommes, intelligents et informés, ont pu fermer
les yeux à l'évidence de la nécessité de la dévaluation, après la
modification de la parité de la livre en 1931 et du dollar en 1933.
La seule manière de faire monter les prix en francs et de les faire
baisser en valeur-or, c'était de changer le taux de change. Ce qui
était, il y a une trentaine d'années, objet de débats passionnés
est aujourd'hui enseigné dans les universités aux étudiants
d'économie politique de première année.
Les causes de l'erreur
diplomatico-militaire n'ont pas été les mêmes que celles de
l'erreur économique, bien qu'il y ait eu un élément commun:
l'ignorance du monde. Mais les décisions à prendre, face au
Troisième Reich, étaient autrement difficiles que celles qui
s'imposaient pour mettre fin à la crise.
La France après la première guerre mondiale
était inévitablement conservatrice. Elle n'avait pas d'autre
ambition, elle ne pouvait pas avoir d'autre ambition que de
maintenir le
statu quo
, de conserver les fruits d'une victoire chèrement payée,
l'hégémonie en Europe et un vaste empire. Rationnellement, la
sauvegarde d'une situation exceptionnellement favorable aurait
exigé une diplomatie énergique, une armée capable d'actions
offensives. Mais la nation avait sourdement conscience de la
disproportion entre son statut international et ses forces, entre
la tâche que nos alliés et les circonstances nous confiaient et les
ressources d'un pays dont la population déclinait et dont
l'industrie progressait lentement. Une sorte de sentiment
d'infériorité, de peur devant l'avenir s'exprimait en une politique
tour à tour rigide et passive, jamais conforme au devoir et à
l'intérêt d'une grande puissance.En soulignant la contradiction entre
l'organisation de notre défense nationale et la conduite de notre
diplomatie, Paul Reynaud impressionnait ses collègues qui ne
pouvaient demeurer insensibles à la force de son argumentation.
Mais les objections des techniciens ne l'auraient pas emporté aussi
aisément si la doctrine de la ligne Maginot, de la guerre
strictement défensive n'avait pas traduit les aspirations du
peuple. Les réformateurs se heurtaient à des émotions sincères et
non pas seulement à des théories anachroniques.
De même, quand Gaston Doumergue évoquait
"notre petit franc" que les méchants dévaluateurs voulaient encore
amputer, il touchait la sensibilité d'une opinion, à peine remise
des troubles de l'inflation. Qu'une dévaluation à froid, opérée par
un gouvernement résolu, soit exactement le contraire de l'inflation
ou des "dévaluations de panique", l'expérience de décembre 1959
nous l'a rappelé une fois de plus. M. Robert Bony a-t-il pour
autant compris la leçon?
N'oublions pas non plus que les phénomènes
de la grande dépression passaient à l'époque pour mystérieux et que
nos amis d'outre-Manche, qui sont justement fiers de leur culture
économique, ont, eux aussi, commis des fautes énormes comme la
réévaluation de la livre après la première guerre mondiale.
La dévaluation de la livre, en 1931, qui
fut la condition première du redressement anglais, fut imposée de
l'extérieur au gouvernement et aux autorités monétaires de Londres.
La chance de la Grande-Bretagne fut que la pression sur la livre
contraignit à la décision salvatrice un ministère d'union nationale
qui s'était constitué pour la prévenir. Le franc n'était pas une
monnaie internationale comme la livre. Les gouvernants français
furent malheureusement capables de défendre le taux du franc
jusqu'à la fin de 1936. Quand ils se résignèrent à une dévaluation
tardive, les bénéfices possibles en avaient été liquidés à l'avance
par les réformes improvisées du Front populaire.
L'originalité de nos hommes politiques n'a
pas été l'incompréhension de la crise ou des plans hitlériens. Mais
nos gouvernants ont suivi avec ténacité, jusqu'au bout, la voie
qu'ils avaient choisie. Que l'on n'invoque pas la faiblesse du
pouvoir, l'instabilité des ministères, le penchant à la démagogie.
De 1930 à 1936, tous les cabinets, sur le point décisif, eurent la
même politique, et la tentative déflationniste dont Pierre Laval
prit l'initiative en 1935 était héroïque autant que vaine. Les
mesures qui auraient atténué le mécontentement, qui auraient même
été populaires après une courte transition, furent repoussées par
tous les partis comme si l'ambition suprême des hommes d'État, des
techniciens, du pays lui-même, était de garder le dernier mot
contre les faits.
Salvador de Madariaga, dans son livre
Anglais, Français, Espagnols
, présente les Français comme la nation rationaliste par excellence
qui, dans l'action même, préfère les théories à la prudence, à la
recherche tâtonnante des mesures qui répondraient aux
circonstances. Quand une politique ne réussit pas, nous sommes
toujours tentés de donner tort au réel, mais le réel se
venge.Nos mécomptes outre-mer, depuis 1945,
n'offrent-ils pas un nouvel exemple de ce pseudo-rationalisme et de
la vengeance de la réalité?