L'incarnation de la France
Le Figaro
16 novembre 1970
Mon premier souvenir d'une rencontre avec
le général de Gaulle remonte à Londres et aux années de guerre. Il
m'avait invité à dîner: ce jour-là, éclatait la crise avec les
États-Unis à propos du Saint-Pierre et Miquelon. Je le revois
marchant à grands pas, de long en large, dans les salons de l'hôtel
où il résidait et disant, à haute voix, pour lui-même plutôt que
pour les autres: "Ils sont beaux, nos alliés." J'écoutais, avec un
mélange d'admiration et de stupeur: même seul, avec lui-même, il se
pensait en tant qu'incarnation de la France, au même plan que la
Grande-Bretagne et les États-Unis.
Un autre souvenir me touche davantage.
C'était à l'époque du R.P.F. et j'avais eu plusieurs fois
l'occasion de causer avec lui, surtout au sujet de l'association
capital-travail, je fus atteint par un deuil familial et il
m'écrivit une lettre affectueuse à la suite de laquelle il me
reçut. Ce jour-là, parlant à un père, il évoqua sa fille Anne. La
sensibilité que refoulait le personnage historique s'exprima
soudain, avec simplicité, authentiquement.
Enfin, peut-être ne sera-t-il pas indiscret
aujourd'hui de citer un fragment d'une lettre qu'il m'écrivit en
réponse à l'envoi d'un petit livre sur la stratégie nucléaire.
Après quelques lignes de remerciements, il en vint à l'essentiel,
qui tenait en une phrase: "Pour moi, écrivait-il à peu près, il y a
une seule question: la France restera-t-elle la France? Vous savez
la réponse que j'ai donnée à cette question et je sais qu'il n'y
aura jamais de paix pour les théologiens." Le doctrinaire de l'arme
blindée n'a jamais pris un intérêt particulier aux discussions des
spécialistes sur l'emploi des armes nucléaires. Pour que la France
restât la France, c'est-à-dire une nation maîtresse de sa défense,
elle devait posséder les armes suprêmes. Et le reste est
théologie.