Que valent les études françaises
L’Express
31 octobre 1966
À travers toute la France, 460.000 étudiants de
toutes les disciplines prennent ce mois-ci le chemin de
l’Université. Des facultés nouvelles sont ouvertes à Aix, à
Bordeaux, à Clermont-Ferrand, à Strasbourg; 8.000 places
supplémentaires sont prévues dans les restaurants universitaires,
9.890 bourses créées; l’organisation des études de sciences et de
lettres a été réformée. Mais, pour l’essentiel, quelle est la
valeur de l’enseignement ainsi dispensé? «L’Express» a posé la
question à M. Raymond Aron, membre de l’Institut, professeur de
sociologie à la Sorbonne. Son expérience des universités
allemandes, où il fut lecteur, avant la guerre, à Cologne, et des
universités américaines, où il a été plusieurs fois appelé à
enseigner, le qualifie particulièrement pour porter un
diagnostic.
L’Express. – Avant guerre, les Français avaient
confiance dans la qualité de leurs études. Ils étaient convaincus
que les lauréats des concours les plus difficiles, un
polytechnicien, un normalien, représentaient une élite n’ayant
d’équivalent nulle part au monde. Aujourd’hui, on leur préfère des
étudiants qui ont passé par les grandes universités américaines,
Harvard, Stanford ou encore l’Institut de Technologie du
Massachusetts. Pourquoi cette crise? Qu’est-ce qui ne va pas dans
l’Université française?
Raymond Aron. – Il faudrait d’abord se
demander si cette confiance était justifiée. Dans un article de «La
N.R.F.», peu après la guerre, le frère de Simone Weil, qui est
lui-même un des plus grands mathématiciens de sa génération,
dénonçait le déclin de la science française.
Il s’agit plutôt d’une prise de conscience.
On s’est aperçu, par exemple, dans le cas de Polytechnique, qu’il
était tout de même singulier de recruter les esprits les plus doués
en mathématiques pour en faire ensuite des ingénieurs ou même, la
plupart du temps, des chefs d’entreprise. Depuis dix ans, de gros
efforts ont été accomplis afin d’orienter à nouveau les
polytechniciens vers la recherche.
On s’est également aperçu que les grandes
universités américaines offraient, dans le domaine des sciences de
la nature, des moyens, en hommes et en matériel, très supérieurs à
n’importe quelle université européenne. Il vaut tout de même mieux
s’initier à la recherche auprès d’un prix Nobel que dans un manuel.
Mais, là encore, la leçon a été comprise et, ces dernières années,
à la fois dans les universités et dans les instituts de recherche,
l’État a fait beaucoup.
Le vrai drame n’est pas là. Le péché
originel de nos universités, à l’heure actuelle, c’est le problème
du baccalauréat, qui est en train de paralyser toute la réflexion
française.
- N’est-ce pas, d’abord, le procès de notre
enseignement secondaire, de ses méthodes et de ses résultats?
- Le problème est double. Trente, quarante,
soixante pour cent d’échecs au baccalauréat selon les disciplines
condamnent évidemment une certaine conception du secondaire. Mais,
en revanche, du point de vue de l’enseignement supérieur, trois à
quatre cent mille bacheliers autorisés à envahir nous universités,
c’est aussi un désastre.
Beaucoup ne sont pas vraiment préparés aux
études supérieures. Il est donc inévitable qu’on en élimine, comme
c’est le cas actuellement, le tiers ou la moitié à la fin de la
première année. Quand ce ne serait que faute de place.
Je sais qu’il s’agit là d’une vieille
tradition française. Mais je ne vois pas ce qu’elle a de
spécialement démocratique. Au contraire, cette sélection
indéfiniment recommencée est une épreuve pour les étudiants, et
crée un mauvais climat pour leurs rapports avec les professeurs.
Normalement, un garçon capable de poursuivre des études devrait
avoir la quasi-assurance, chaque année, qu’il accédera à l’échelon
supérieur. C’est ce qui se passe dans tous les pays étrangers.
Parce qu’on a pris la précaution, au départ, de limiter le nombre
des étudiants aux possibilités d’un encadrement sérieux.
En France, on est en train de faire
l’inverse. On cherche désespérément des professeurs pour encadrer
cette masse de bacheliers admis d’office. Pour cela, on retire à
l’enseignement secondaire ses meilleurs professeurs des classes
terminales, ce qui entraînera forcément un nouvel abaissement du
niveau du baccalauréat. Et on leur fait perdre leur temps dans le
supérieur à s’occuper d’élèves qui seront éliminés au bout d’une
année ou deux.
- Au même âge, pourtant, le bachelier français
passe pour mieux formé que l’élève américain.
- Aux États-Unis, à l’heure actuelle, les
trois quarts des enfants vont jusqu’au bout de l’école secondaire.
Avec une telle proportion, il est obligatoire que beaucoup d’entre
eux en sachent moins qu’un bachelier français. Mais il faut se
méfier des généralisations. Et puis le système américain comporte
une sorte de transition entre le secondaire et l’université
proprement dite. C’est le «college» de 17 ou 18 à 19 ou 20 ans. Or,
dans certains colleges que j’ai vus aux États-Unis, on travaille
beaucoup.
- Pourtant, le Dr Francis Miller Rogers,
professeur à l’Université Harvard, estime que, dans un bon college,
les étudiants n’ont pas plus de quarante heures de travail par
semaine, tout compris.
- Quarante heures bien remplies, et c’est
le cas, cela représente déjà beaucoup.
En France, dans une classe de seconde C, il y a
trente-trois heures de cours, sans parler des devoirs et des
leçons.
- C’est délirant! Il est, en effet, très
probable que les meilleurs bacheliers français ont une culture plus
profonde que les jeunes étudiants américains. Ils ont appris plus
de choses. Reste à savoir s’ils ont la même fraîcheur pour
continuer à apprendre dans les années qui suivent.
- Vous estimez que l’étudiant français reperd
ensuite l’avantage qu’il pouvait avoir au départ?
- Mon sentiment est que dans les grandes
universités américaines, puisque j’ai surtout été dans les grandes
universités, les conditions de travail sont tellement plus
favorables, qu’en fin de compte, l’étudiant américain fournit un
plus gros travail que l’étudiant français.
Prenons les disciplines que je connais le
mieux. Je suis à la faculté des Lettres, à Paris, à la Sorbonne, et
j’ai une chaire de sociologie. À la rentrée, je trouve à mon cours
entre trois cents et cinq cents étudiants. Je leur dis toujours:
«J’aimerais vous connaître individuellement, mais rendez-vous
compte que j’ai à recevoir entre dix et vingt personnes par
semaine. Et encore, en accueillant seulement les étudiants qui ont
déjà leur licence, au niveau du diplôme d’études supérieures, de la
thèse du troisième cycle ou de la thèse d’État.»
Éventuellement, ils peuvent écouter le
cours et en tirer parti. Mais comparée à cela, la formation d’une
grande université américaine est très supérieure. Non pas parce que
les professeurs américains sont supérieurs, mais parce que
l’encadrement est beaucoup plus grand, parce que les bibliothèques
sont plus accessibles, parce que le travail est mieux organisé,
parce que l’étudiant peut être mis directement en contact avec la
recherche.
À Paris, il vit chez lui. Il perd une heure
ou deux par jour pour ses déplacements. Quand il a un battement
entre deux cours, il ne sait pas quoi faire, il traîne dans les
cafés.
Naturellement, nous avons encore des
étudiants remarquables. Il est certain que, dans toutes les
disciplines, les meilleurs agrégés sont, pour leur âge, mieux
formés que n’importe où ailleurs. Mais, en règle générale, les
conditions de travail sont si épouvantables qu’on se demande
comment nos étudiants pourraient obtenir les mêmes résultats qu’à
l’étranger.
- Et pour remédier à cet encombrement vous
réclamez une réforme du baccalauréat?
- Je voudrais que les universités ne
deviennent pas un dépotoir. Pour entrer dans une école supérieure
de commerce, il faut maintenant passer un examen ou un concours
d’un niveau supérieur au baccalauréat. On finit par avoir des
exigences accrues pour tous les établissements d’enseignement, sauf
pour les universités.
C’est le monde à l’envers. Les universités,
dans tous les pays modernes, jouent un rôle décisif. Si, en France,
on veut les détruire, il n’y a qu’à continuer. On est en train de
les détruire.
Puisqu’on a multiplié le nombre des
professions auxquelles on ne peut accéder sans baccalauréat – ce
qui est absurde, mais qu’il serait très difficile de changer –
faisons du baccalauréat un certificat de fin d’études secondaires
et donnons-le avec une grande générosité aux élèves qui ont achevé
normalement leurs études.
Quant à l’entrée en faculté, qu’elle
dépende d’un autre examen. Mais, j’insiste, pas d’un examen au
niveau national, copié sur le baccalauréat. Sinon, tous les
problèmes actuels se poseront à nouveau, on n’en sortira pas. La
seule façon de l’éviter, c’est de créer un examen par université.
Et, j’ajoute, pour scandaliser mes collègues: il faut que cet
examen soit de niveau variable. Les universités qui ont le plus de
place devraient également accorder le plus généreusement le droit
d’entrer. Ce serait le moyen de provoquer une distribution moins
aberrante des étudiants entre les différentes universités.
Pour me justifier, je précise tout de même
que le système que je préconise est celui qu’ont adopté tous les
pays dont l’enseignement est vraiment modernisé: les États-Unis,
l’Union soviétique, le Japon. L’Angleterre, sous une forme
différente, s’oriente dans la même voie.
- Dans cette perspective, que deviendraient les
bacheliers qui ne seraient pas admis à l’université?
- M. Fouchet a parlé d’Instituts de
Technologie. Je ne vois pas pourquoi on ne multiplierait pas les
écoles de commerce, d’administration, les écoles hôtelières. Je ne
vois pas pourquoi toutes les branches de l’industrie et du commerce
ne créeraient pas, avec l’aide de l’État, des institutions de ce
genre. On pourrait faire l’économie des méthodes abstraites, du
primat de la dissertation, dont un certain nombre de lycéens
finissent par se fatiguer.
De telles écoles existent partout aux
États-Unis. Elles sont incluses dans l’université, ce qui permet à
tout le monde de se dire étudiant. Mais, en France, je vois mal la
Sorbonne accueillir en son sein une école hôtelière.
L’essentiel, c’est que nos facultés
puissent enfin se consacrer à ce qui est la tâche fondamentale des
universités modernes, ce que les Américains appellent «post
graduate studies». Autrement dit, la formation de savants et de
chercheurs.
- N’est-ce pas, chez nous, le rôle du troisième
cycle?
- Quand mes étudiants ont achevé leur
licence et qu’ils viennent me trouver pour préparer une thèse de
troisième cycle, à la Sorbonne, je suis incapable de les aider. Je
n’ai ni maîtres pour les encadrer ni crédits pour entreprendre des
recherches. Rien. Je m’en tire grâce à l’École pratique des Hautes
Études, où j’ai un centre de recherches et des équipes avec
lesquelles je peux les mettre en relation.
Sur le papier, en effet, on a créé quelque
chose qui s’appelle le troisième cycle. On a même prévu des
bourses. Mais, en pratique, à la Sorbonne, rien n’est organisé. Il
y a un premier et un deuxième cycles, qui s’achèvent par la
licence, correspondant à peu près au titre de «Master» pour les
Américains. Mais, au-delà, au moment où les étudiants produisent le
travail le plus original, le plus fécond, il n’existe, chez nous,
que l’agrégation, qui est encore un exercice scolaire, et dont on
se demande à quoi elle prépare, sinon à l’enseignement – et encore
je n’en suis même pas sûr. En tout cas, la France est le seul pays
développé au monde où la formation de professeurs de l’enseignement
secondaire soit considérée comme l’objectif prioritaire des
facultés.
- Vous estimez que la recherche est
incompatible avec la formation des futurs professeurs?
- Au contraire, je pense qu’il faut
maintenir la liaison entre la science et l’enseignement, mais qu’à
notre époque, cette liaison passe par des formules du type
troisième cycle ou «post graduate studies».
Savez-vous que nos universités datent
seulement des vingt dernières années du XIXe siècle? Jusque-là, et
depuis la Révolution, on avait cru pouvoir s’en passer. On se
contentait de facultés et de grandes écoles. C’est justement pour
permettre le développement de la science et de la recherche qu’on
s’est enfin décidé à créer des universités. Pour y obtenir une
chaire et le titre de professeur, il fallait avoir présenté une
thèse d’État, qui passait alors pour le modèle du travail de
recherche.
On avait copié l’organisation des
universités allemandes, qui avaient dominé le siècle. Sans
s’apercevoir qu’elles étaient peut-être déjà un peu en déclin,
parce qu’elles n’arrivaient pas à s’adapter aux exigences nouvelles
de la science. En outre, la liaison étroite entre l’enseignement
secondaire et l’enseignement supérieur, qui fit longtemps la gloire
de notre système, a bloqué l’épanouissement d’un véritable
enseignement supérieur. Et ceci nous ramène encore, par une autre
voie, au problème du baccalauréat.
La réforme que je souhaite est, tout
simplement, un retour à l’inspiration qui a présidé à la création
de nos universités.
- Dans l’état actuel des choses, un étudiant,
même s’il a du temps devant lui, et s’il choisit intelligemment son
orientation, ne peut donc acquérir en France une formation
complète?
- Cela dépend. Si vous prenez des
normaliens brillants, qui ont passé l’agrégation de philosophie,
puis qui ont étudié deux ou trois ans les mathématiques, et cela
existe, vous obtenez quelqu’un de supérieur à tout ce que j’ai
rencontré à l’étranger. De même, certains polytechniciens, qui se
destinent à la direction d’entreprise, savent qu’il leur faut
compléter leur culture dans des domaines qui ne sont pas abordés à
l’École. Mais ces réussites individuelles vont à contre-courant des
structures universitaires.
- N’y a-t-il pas tout de même un progrès depuis
quelques années? Des réformes ont été entreprises, les étudiants
paraissent mieux informés.
- Il est certain que les facultés des
Sciences obtiennent peu à peu les réformes qu’elles demandaient,
parce qu’une école dominante s’y est imposée autour des professeurs
Laurent Schwartz et André Lichnerowicz. À la Sorbonne même, nous
pouvons, depuis quelques années, faire appel à des professeurs dits
«associés», qui n’ont pas leur thèse et parfois sont des étrangers.
Pour la licence de sociologie, nous obtenons l’aide de professeurs
des facultés des Sciences et de Droit.
Mais surtout l’augmentation massive des
effectifs a, malgré tout, été bénéfique. Elle a fait sauter des
barrages. En 1938, la France comptait 60.000 étudiants, ils sont
aujourd’hui entre 300.000 et 400.000. Le pourcentage des très bons
étudiants a donc forcément augmenté, même si ce n’est pas de façon
proportionnelle.
- Et la province?
- C’est très variable, selon les
universités et les disciplines. Quelques laboratoires de province
n’ont pas d’équivalent à Paris. On trouve également en province des
personnalités très remarquables qui, à titre individuel, sont
supérieures à la plupart des professeurs parisiens. Mais, dans
l’ensemble, les conditions de travail sont encore moins favorables
qu’à Paris. Parce que les spécialistes sont isolés, parce qu’ils
perdent du temps à faire venir des livres de Paris, parce que le
troisième cycle y est encore plus délaissé que dans la capitale.
Cela dit, là encore, à cause du nombre des candidats, une évolution
est en train de s’opérer.
Mais il ne faut pas se payer d’illusions.
Aussi longtemps que nous n’aurons pas de véritables universités,
dotées d’une personnalité juridique, mais seulement un ministère de
l’Éducation nationale qui légifère pour toute la France, et des
administrations universitaires dépourvues d’autonomie, un
renouvellement en profondeur de l’enseignement français restera
impossible.
En somme, m’a reproché un jour un collègue,
si l’on vous écoutait, on se bornerait à écrire: «Cours de
littérature française», et ensuite chaque université française
ferait ce qu’elle voudrait. «Exactement», lui ai-je répondu, et le
fait que toutes les universités étrangères agissent ainsi ne prouve
pas que ce soit une catastrophe.
Nous sommes prisonniers du mandarinat. Sous
prétexte qu’un licencié a automatiquement droit à un certain nombre
de postes dans notre société, il faut que toutes les licences
soient égales.
- Ne viennent-elles pas d’être réformées?
- Oui et, dans certains cas, le programme
est plus équilibré. Mais, dans l’ensemble, le système est encore
plus rigide qu’autrefois. Par exemple, on ne trouve plus assez de
candidats pour la licence de lettres classiques, parce que mes
collègues s’obstinent à exiger le grec.
- Ils prétendent que c’est indispensable pour
donner une véritable culture générale.
- J’ai fait du grec autrefois, j’en garde
un merveilleux souvenir et je déplore sa disparition. Mais vaut-il
mieux former des licenciés classiques sans grec ou pas de licenciés
classiques du tout?
Avec la méthode qui conduit à séparer, dès
les classes terminales des lycées, littéraires et scientifiques, on
aboutira à ce paradoxe que des ingénieurs sortant de l’Institut de
Technologie du Massachusetts auront une culture plus étendue, plus
profonde, je ne dis même pas que nos scientifiques, mais que
certains de nos littéraires enfermés dans leur
spécialisation.
- Nous voilà très loin du baccalauréat.
- Pas du tout. Si vous me demandez quelle
est la réforme la plus urgente dans l’université française, je vous
réponds: organiser effectivement le troisième cycle. Assurer aux
étudiants la liberté de choix qui est indispensable à une véritable
activité de recherche. Mais ce but est matériellement inaccessible
tant qu’on n’aura pas, d’abord, réorganisé les premier et deuxième
cycles. Donc tant qu’on n’aura pas réformé l’enseignement
secondaire et le baccalauréat. Tout se tient dans
l’enseignement.
- Dans la société aussi. Et les Français sont
attachés à leurs privilèges. En particulier aux privilèges que leur
confèrent les diplômes.
- Si vous ne pouvez pas enlever cela de la
tête des Français, vous n’arriverez pas à grand-chose. Nous en
parlions récemment avec un collègue. Il s’agit de préjugés sociaux,
bien sûr, me disait-il, mais certaines cristallisations peuvent
être mortelles. Et nous, sociologues, nous savons qu’il existe des
sociétés qui préfèrent mourir plutôt que de se réformer.