Le programme économique du gouvernement
Le Figaro
3 août 1954
La conjoncture économique et financière
dans laquelle M. Mendès-France est arrivé à l'hôtel Matignon
explique la forme quelque peu insolite donnée au projet du
gouvernement: un long exposé des motifs, un article unique
accordant des pouvoirs réglementaires, terme réservé par la
Quatrième République à ce que la Troisième appelait
décrets-lois.
Le président du Conseil fut, durant de
longues années, l'homme de la lutte contre l'inflation: depuis deux
ans, l'inflation a été jugulée et la stabilité des prix maintenue.
Il fut ensuite l'homme qui dénonçait la stagnation. Depuis quelques
mois, pour la première fois, une expansion saine, sans hausse de
prix, est amorcée. Les dernières statistiques révèlent un
accroissement normal de la production par rapport à l'année 1953,
une progression lente mais incontestable des salaires réels.
Aucune mesure spectaculaire ou
sensationnelle ne s'offrait au gouvernement. L'état de la balance
des comptes, les conséquences du cessez-le-feu indochinois excluent
une hausse générale des salaires. L'ampleur de l'écart entre
dépenses et recettes normales de l'État: au moins 800 milliards,
interdit un gonflement subit des investissements publics.
Dès lors, M. Mendès-France était contraint
d'envisager, non des mesures de conjoncture que le ministre des
finances du précédent et de l'actuel cabinet avait déjà prises,
mais des réformes de structure qui demandent du temps et une
autorité suffisante pour vaincre la résistance des intérêts
privés.
Comme le gouvernement ne voulait pas, et
peut-être ne pouvait pas dire exactement ce qu'il entendait faire,
il a dressé un tableau de la situation actuelle et suggéré, plutôt
que précisé, l'œuvre qu'il allait entreprendre.
Le tableau est pessimiste, On aurait pu,
sans fausser les faits, en choisissant d'autres statistiques, en
atténuer quelque peu le pessimisme. Une comparaison 1950-1954 de
l'expansion en France et au dehors ne signifie pas grand-chose
puisque la France a connu, en 1952 et 1953, la stagnation provoquée
par l'arrêt de l'inflation. Les comparaisons qui prennent 1929 pour
origine sont les plus défavorables à notre pays puisque la
progression avait été plus rapide en France que dans beaucoup
d'autres pays entre 1919 et 1929. Si l'on veut établir un bilan
historique, il convient de rappeler que la période désastreuse a
été celle de 1930-1938. Le relèvement français, depuis la guerre,
est honorable.
En dépit de quelques réserves de cet ordre,
on doit souscrire au diagnostic de l'exposé des motifs. Ce
diagnostic n'est d'ailleurs pas neuf: les rapports de la Commission
des comptes de la nation, créée par M. Edgar Faure, présidée par M.
Mendès-France, contiennent l'essentiel des idées que nous
retrouvons dans le texte gouvernemental. Au reste, les mêmes
fonctionnaires de la Commission des comptes sont aujourd'hui les
conseillers du gouvernement.
Si l'on veut résumer en quelques mois ce
diagnostic d'ensemble, on dira que les experts d'hier et
d'aujourd'hui, d'accord avec l'immense majorité des économistes,
dénoncent la cristallisation et l'hétérogénéité de l'économie
française. La concurrence internationale est réduite au minimum, la
concurrence intérieure souvent freinée par des ententes privées ou
l'État, il en résulte que, dans toutes les branches des entreprises
anachroniques survivent à coté des entreprises modernes, ce qui
entraîne le maintien de prix trop élevés. Les pouvoirs publics, au
lieu de favoriser les plus aptes, ont tendance à protéger les
faibles, mêmes s'ils sont inefficaces. Ce dirigisme conservateur
accentue les défauts du système. Enfin, par la fiscalité, par les
prix garantis, on encourage parfois les productions excédentaires,
au grand dommage des finances de l'État. Les excédents d'alcool
sont l'exemple le plus célèbre.
Les objectifs du projet gouvernemental ne
prêtent guère à contestation: assainir la structure de notre
économie, aussi bien de la production que de la distribution, en
intensifiant la concurrence et, aussi, en créant, par une politique
des logements, par une caisse de reconversion, par des indemnités
de chômage, les conditions de la mobilité.
Le deuxième plan quinquennat développait,
lui aussi, de telles considérations. Les idées relatives à
l'agriculture du commissariat au Plan sont reprises dans l'exposé
des motifs. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, de critiquer l'absence
d'originalité. En ces matières, le raisonnable importe plus que le
neuf. Il faut se féliciter que se constitue peu à peu une doctrine
économique commune aux ministères successifs. Et la nouveauté
serait que le programme fût mis à exécution.
Le commentateur ne saurait guère, pour
l'instant, aller plus loin. Tout dépend, en effet, des mesures
concrètes qui traduiront en actes cette politique. Comment
l'autofinancement sera-t-il contrôlé? Comment fonctionnera la
caisse de reconversion? Comment seront déterminées les entreprises
à reconvertir? Quels transferts seront pratiqués?
Il n'est pas possible, aujourd'hui, de
répondre à de telles interrogations. Bornons-nous donc à dire que
M. Mendès-France peut compter sur le soutien de l'opinion s'il
applique son programme, s'il accomplit certaines réformes dont
aucun homme politique en privé ne nie la nécessité mais qu'aucun
cabinet n'a eu encore le courage ou la possibilité de mener à
bien.