Économie française 1962. La huitième
merveille
Le Figaro
12 octobre 1962
Il y a dix ans, l'économie française
passait pour exceptionnelle dans le négatif. Elle continue à passer
pour exceptionnelle, mais cette fois dans le positif, et
l'ambassadeur des États-Unis a récemment évoqué une "merveille du
monde". Le rapport publié il y a quelques semaines sur la France,
par l'O.C.D.E., fait utilement le point entre les sévérités d'hier
et les éloges d'aujourd'hui.
Le rapport note, tout d'abord, que
"l'instabilité financière interne et externe qui a caractérisé la
période précédente ne devrait pas faire méconnaître l'importance de
l'effort qui était simultanément accompli pour mettre en place une
structure satisfaisante, moderniser l'appareil industriel et
agricole et réduire les coûts réels de production". En sens
contraire, si, depuis 1959, les progrès sont d'autant plus
remarquables qu'ils ont été obtenus sans financement inflationniste
et avec une ouverture de plus en plus large de l'économie vers
l'extérieur, il n'en reste pas moins à combler des lacunes en fait
de développement régional et d'enseignement.
De 1951 à 1961, la croissance du produit
national brut en volume, par personne employée, a été
impressionnante (4% en moyenne), mais elle n'en est pas moins
inférieure à celle de l'Allemagne (5,1%) et de l'Italie (4,4%),
supérieure, il est vrai, à celle du Royaume-Uni (1,9%) et des
États-Unis (2%). Ce n'est donc pas le taux de croissance de la
production par personne employée qui est, en lui-même, frappant,
c'est que ce taux ait été atteint avec un gonflement très faible
des effectifs de travailleurs et avec un pourcentage
d'investissements par rapport au revenu national relativement
faible (18% en 1961).
L'offre de main-d'œuvre conserve une
certaine souplesse en raison de deux facteurs: les mouvements
d'immigration et les transferts de main-d'œuvre de l'agriculture et
de vieilles industries vers les branches industrielles en expansion
et à productivité forte. Mais, en fait, au cours de la période
récente, l'indice du niveau des effectifs, calculé sur la base 100
en 1954, s'est élevé à 105,7 en 1961 contre 105 en 1960 (mais le
niveau le plus élevé avait déjà été atteint en 1957). En même
temps, la durée de travail s'est allongée et demeure autour de 46
heures.
Étant donné la quasi-constance du volume de
la main-d'œuvre, c'est le progrès de la productivité qui explique
l'expansion rapide de l'économie. De 1949 à 1961, la productivité
du travail (P.N.B. par heure de travail) s'est accrue de 4,6% en
moyenne et, selon un autre mode de calcul, si l'on tient compte non
seulement du travail fourni mais également du capital consommé et
des apports courants des autres secteurs, la "productivité globale
des facteurs" a progressé au rythme de 3,6% par an. Cette
productivité globale des facteurs aurait progressé plus vite encore
dans l'agriculture (4,2% par an en moyenne de 1949 à 1961).
Tels sont, me semble-t-il, les aspects
principaux de la merveille française: main-d'œuvre à peu près
stationnaire, pourcentage modéré de l'investissement, progression
rapide de la productivité et dans l'industrie et dans
l'agriculture, grâce à certains transferts de travailleurs (80.000
à 100.000 quittent l'agriculture chaque année, peut-être
davantage), grâce aussi au progrès technique. À partir de ces faits
majeurs, les experts de l'O.C.D.E. concluent, à juste titre, me
semble-t-il, que les investissements ont eu un rendement élevé et
qu'il convient d'en attribuer pour une part le mérite à la
planification souple. Mais ils ajoutent, et ils ont raison de le
faire, que le retard pris dans les années 1930-1945 explique aussi,
pour une part, l'accélération actuelle de l'expansion.
Rien, pour l'instant, n'annonce une
modification de la tendance. L'expansion continue à la même allure
qu'au cours des années précédentes. S'il y a lieu de surveiller le
mouvement des prix, l'inquiétude n'est pas encore de mise.
L'épreuve à laquelle sera soumise l'économie française au cours des
prochaines années sera double: le volume de la main-d'œuvre va
croître, il faudra donc que les secteurs secondaire et tertiaire se
montrent capables d'absorber rapidement quelques centaines de
milliers de travailleurs; en dépit de la baisse de la main-d'œuvre
employée dans l'agriculture, le produit de celle-ci ne cesse
d'augmenter (157 en 1961 contre 100 en 1949, avec une main-d'œuvre
à l'indice 74,2).
Donner des emplois aux travailleurs
supplémentaires, écouler sans effondrement des prix une production
agricole croissante, telles sont les tâches prochaines de
l'économie française.