Le comportement politique des Français a-t-il
changé?
Le Figaro
12 décembre 1962
À en croire la plupart des experts, les
dernières élections marqueraient la fin d'un monde - je veux dire,
d'un monde ancien des républiques parlementaires. Certes, avec une
majorité absolue composée d'un seul parti ou presque au Parlement,
la Ve République ne ressemblera ni à la IIIe ni à la IVe
République. Mais, en ce qui concerne les élections elles-mêmes, les
experts aperçoivent, après coup, un bouleversement dans l'exacte
mesure où ils n'avaient pas prévu les résultats.
Il va sans dire que je ne les avais pas
prévus davantage, mais je ne les avais pas prévus pour la simple
raison que je n'avais pas eu communication des sondages d'opinion
publique, car ceux-ci indiquaient que 30 à 35% des Français - parmi
ceux qui voulaient voter - étaient résolus à donner leurs suffrages
aux candidats de l'U.N.R. Ce qui est stupéfiant, en vérité, c'est
que préfets, journalistes ou hommes politiques comptent encore sur
leur intuition plus que sur les sondages quand il s'agit de deviner
la conduite du grand nombre. À cet égard, la France n'est pas
encore entrée dans la civilisation industrielle, dont il est tant
question pour expliquer le triomphe de l'U.N.R., car, dans cette
civilisation, tout se compte: prévoir, c'est compter à l'avance; de
même qu'expliquer, c'est compter après expérience.
Le tremblement de terre électoral a été
provoqué par la concentration de 31,9% des voix au premier tour sur
les candidats de l'U.N.R., davantage encore si l'on inclut les voix
recueillies par les candidats qui avaient reçu l'investiture de
l'Association pour la Ve République.
En 1958, les communistes avaient obtenu
18,9% des suffrages, l'extrême-gauche 1,8%, la S.F.I.O. 15,5%, les
radicaux 4,7%, le centre gauche 3,6%, soit, en tout, 44,5%
(j'emprunte ces chiffres aux statistiques officielles du ministère
de l'Intérieur). Au premier tour des élections de 1962, les mêmes
pourcentages sont respectivement 21,78, 2,45, 12,65, 3,71, 3,85,
autrement dit une montée des communistes et de l'extrême-gauche et
une baisse de la gauche modérée, soit, en tout, 44,24%. Je n'ignore
pas les incertitudes de ces calculs globaux et l'étude,
circonscription par circonscription, révélerait des transferts de
voix d'un côté à l'autre de l'éventail politique, elle atténuerait
donc l'impression excessive de stabilité que suggère la comparaison
précédente.
Cela dit, il n'en reste pas moins évident
que la plus grande partie des voix supplémentaires de l'U.N.R. ont
été acquises aux dépens du M.R.P., des indépendants ou de
l'extrême-droite. Il n'en suit pas que l'U.N.R. soit "un parti de
droite", formule qui appelle d'autant moins une discussion que nul
ne sait exactement ce qu'il faut entendre aujourd'hui par droite et
gauche. M. François Mauriac, qui me reprochait amicalement, il y a
quelques années, de ne pas distinguer ma droite de ma gauche,
reconnaît aujourd'hui cette dernière dans la République consulaire.
Il me concédera, je n'en doute pas, que cette assimilation dépend
exclusivement de la personne du consul.
D'aucuns s'étonnent qu'un tiers des
électeurs et la masse des modérés aient voté pour le parti qui se
réclamait du général de Gaulle, alors qu'au référendum plus de 38%
des électeurs avaient répondu
non
. En réalité, ces deux résultats sont complémentaires, non
contradictoires. En 1945, tous les partis se déclaraient plus ou
moins gaullistes.En 1958, l'U.N.R. venait de naître et aucun
des partis nationaux ne s'opposait ouvertement à la nouvelle
Constitution et au général.
Pour transmettre son charisme, à travers
les mares stagnantes, jusqu'à des candidats "parachutés" inconnus
des électeurs, le héros devait être, en même temps que
l'incarnation de la nation, un chef de parti. Par le référendum
constitutionnel, le Président de la République avait amené les
partis à prendre position contre lui. Plus il avait d'ennemis, et
plus son intervention dans la lutte électorale devenait efficace.
Les électeurs n'en ont pas moins fait la différence entre le
référendum et les élections. Il y a eu un pourcentage deux fois
plus fort de
oui
au référendum que de votes U.N.R. au premier tour des élections. La
victoire de l'U.N.R. n'en a pas moins été préparée par le
demi-échec du général au référendum: en obligeant tous les partis
sauf un à l'antigaullisme, il réservait à ce seul parti - disons
celui du dévouement pour ne pas évoquer celui de la fidélité - le
bénéfice du gaullisme.Si cette analyse est exacte, la portée du
"tremblement de terre" demeure encore indéterminée. Depuis 1945,
une masse de voix modérées a été, pour ainsi dire, flottante,
allant du M.R.P. au R.P.F. pour revenir au M.R.P. ou aller aux
indépendants, voire aux poujadistes, pour se concentrer, cette
fois, sur l'U.N.R. Il est possible que les électeurs modérés
(l'adjectif, je l'espère, ne froissera personne) désirent un grand
parti, conservateur, de style britannique, c'est-à-dire empirique,
intelligent, efficace. Il est possible que l'U.N.R. devienne ce
parti. J'ajoute même qu'il faut le souhaiter dans l'intérêt de la
France. Mais personne ne saurait affirmer que l'U.N.R. soit déjà
capable d'exister sans le général de Gaulle ou de garder les
suffrages des modérés quand le Président de la République ne sera
plus là.
Quels sont les éléments de modernité que
l'on peut discerner, en dehors du phénomène gaulliste, qui
appartient à notre époque parce qu'il appartient à toutes les
époques? L'U.N.R., nous dit le Bulletin du comte de Paris, n'a pas
été victime de l'usure du pouvoir. Il est vrai, mais, depuis une
douzaine d'années, à travers l'Europe, on a constaté que
l'opposition, non la majorité, était victime de la durée. En une
économie prospère, la majorité redoute le changement et veut
maintenir ce qui est. La France de 1962 était gaulliste: voter pour
l'U.N.R., c'était voter pour la conservation.
Les électeurs, nous dit-on ont été peu
sensibles aux conseils donnés par les cadres traditionnels,
notables, laïcs ou prêtres, ils ont voté plus en fonction de mots
d'ordre nationaux que selon les soucis locaux. Cette tendance,
depuis longtemps perceptible, répond bien, en effet, à la
transformation économico-sociale du pays. Pourtant les
circonstances de 1962 présentaient une particularité plébiscitaire
qui n'autorise pas de prévisions assurées.
Les électeurs, dit-on encore, ne voulaient
plus entendre les vieilles chansons idéologiques, les jeunes
générations sont "réalistes", elles parlent d'écoles, d'hôpitaux,
d'adduction d'eau et d'investissements. Il se peut, bien que les
statistiques électorales ne démontrent pas la vérité de cette
assertion. Mais, là encore, la conjoncture était singulière: le
cartel des
non
s'opposait authentiquement à l'U.N.R. en matière de politique
extérieure: la politique gaulliste de l'Europe (Europe des
patries), de la défense nationale (force de frappe), de l'Alliance
atlantique (non-intégration des troupes) n'était pas celle des
partis de jadis. Je n'ai pas le sentiment que ce débat - qui aurait
pu être un grand débat - ait eu une influence quelconque sur les
votes des électeurs.Une dernière caractéristique de ces
élections mérite d'être signalée: le problème algérien, qui avait
obsédé les Français depuis des années, s'était comme
miraculeusement évanoui et personne ne se souvenait plus du
Dien-Bien-Phu diplomatique, dont M. Pflimlin était, en 1958,
accusé. Personne ne se souvenait plus des affiches électorales d'il
y a quatre ans, pas même les humoristes, qui réservent leur
sévérité aux vaincus. M. Louis Terrenoire, récemment secrétaire
général de l'U.N.R., a certainement oublié que, dans un article
injurieux consacré à ma brochure
La tragédie algérienne
, il affirmait en un style inimitable que les Français, peuple
impérial par excellence, ne réagiraient pas à "l'abandon" de
l'Algérie comme les Hollandais l'avaient fait à "l'abandon" de
l'Indonésie: "S'imagine-t-on que les Français, dont le moindre
gabelou corse a du sang proconsulaire dans les veines, réagiraient
comme les hommes des polders?" Il allait même plus loin et
imaginant les lendemains d'une telle "catastrophe", il écrivait
dans
Carrefour
: "Peut-être le peuple français se couchera-t-il à tout jamais,
mais ce sera plutôt sur les bat-flanc du Kremlin que dans les lits
moelleux de la dynastie d'Orange-Nassau".En 1871, Renan reprochait à Paris d'être
dépourvu de la vertu la plus nécessaire en politique: la capacité
d'oubli. Voilà un reproche aujourd'hui immérité.