La menace d'inflation
Le Figaro
8 juin 1956
Il serait difficile d'ignorer les signes
multiples d'une détérioration progressive de la situation. Le solde
du commerce avec l'étranger était déficitaire de 10,4 milliards de
francs au cours du 1er trimestre de 1955, de 9,3 milliards, de 8,1
milliards et de 1,2 milliard au cours des trois trimestres
suivants. Le déficit est de 11,6 milliards, de 30,4 milliards et de
31,6 milliards au cours des trois premiers mois de 1956, soit un
déficit de 73,6 milliards pour l'ensemble du trimestre.
Sans doute des causes diverses expliquent
cet accroissement du déficit commercial, en particulier le froid
exceptionnel de l'hiver dernier qui a rendu inévitables des achats
supplémentaires au dehors de produits alimentaires. Il était même
souhaitable d'utiliser les réserves de devises accumulées pour
franchir la période de pénurie due aux circonstances
atmosphériques. Mais le déficit s'explique aussi par des tendances
inflationnistes, visibles en tous pays mais particulièrement
accentuées en France.
De janvier 1955 à janvier 1956, le taux de
salaire horaire a progressé de 9,3% pour l'ensemble de l'industrie,
la progression oscillant entre un maximum de 11% dans l'industrie
chimique et un minimum de 6% à 7%. Une telle allure d'augmentation
est exceptionnelle, elle a été possible sans hausse sensible des
prix grâce à l'augmentation substantielle de la production
agricole. Le gel aurait suffi à mettre en cause l'équilibre par
lui-même précaire.
Or les événements politiques ont imposé des
mesures de mobilisation, provoqué des départs de travailleurs
nord-africains. Le gouvernement a réduit les abattements de zone,
généralisé la troisième semaine de congés payés, fait voter le
Fonds national de solidarité. Les deux premières mesures
représentent pour l'économie une charge annuelle supplémentaire
d'une centaine de milliards, la dernière une charge de 140
milliards, à un moment où les disponibilités en moyens de
production sont faibles. Le péril est évident: la seule question
est de savoir ce que l'on peut faire pour le conjurer.
Comment conjurer le péril?
Certaines suggestions s'imposent
d'elles-mêmes. Déjà le gouvernement a quelque peu nourri
l'inquiétude de ceux qui craignent que les socialistes soient
incapables de maintenir la stabilité. Justement soucieux de
législation sociale, ces derniers oublient volontiers qu'on ne peut
distribuer plus qu'on ne produit. Ayant méconnu pendant la campagne
électorale, la progression rapide des salaires entre 1952 et 1955,
ayant dénoncé la majorité sortante par les points mêmes où le bilan
de celle-ci était estimable, ils ont inauguré leur règne par des
mesures, en elles-mêmes légitimes, mais peu en rapport avec la
conjoncture et dont les modalités prêtent à de multiples
objections. Audacieux pour distribuer, les ministres ont reculé
devant l'opposition et renoncé à l'impôt qui eût été le moins
nocif, celui sur les automobiles. Le moins que l'on doive exiger,
c'est que, désormais, le gouvernement prenne conscience que toute
charge nouvelle pour le Trésor et les entreprises publiques devrait
être rigoureusement exclue.
On ne peut s'en tenir là et l'on doit
chercher des moyens de réduire la demande dans les secteurs,
fussent-ils d'intérêt vital, où le plein emploi est atteint et où
ne subsiste plus de marge de production supplémentaire. On
n'accroîtra pas le nombre des logements achevés ou le volume des
investissements si, en ouvrant de nouveaux chantiers ou en
commandant de nouvelles machines, on fait monter les prix. Il est
entendu que l'expansion future dépend des investissements actuels
et que l'insuffisance des logements est le mal le plus grave dont
souffre notre pays. Mais une rechute dans l'inflation ne
favoriserait ni la construction ni les investissements
industriels.
Révision des programmes publics
d'investissements, refus de toutes dépenses supplémentaires, ces
deux décisions sont-elles suffisantes? Inévitablement, on se
demande s'il est opportun d'agir sur le crédit. On a déjà mis en
application une politique de prudence, on s'efforce de limiter les
ventes à crédit. Faut-il aller plus loin et élever le prix de
l'argent?
La France est le seul pays qui n'ait pas
relevé le taux de l'escompte. Le
Financial Times
explique cette anomalie par le fait que notre pays n'a pas
participé au boom européen des investissements et n'a donc pas eu à
lutter contre l'excès de ceux-ci. L'expansion française, il est
vrai, a été surtout déclenchée par la consommation et le coût de
l'argent à long terme est resté élevé, plus élevé que dans la
plupart des pays étrangers. Il n'est pas évident qu'une hausse du
taux de l'escompte s'impose dans l'immédiat ni qu'elle doive être
efficace pour réduire la demande globale. L'enchérissement de
l'argent serait nécessaire si l'on observait des symptômes de fuite
devant la monnaie, ce qui n'est pas le cas à l'heure
présente.Enfin, on devrait prévoir les décisions au
cas où l'indice des 213 articles atteindrait 149,1. Après la hausse
effective des salaires réels, intervenue depuis trois ans, quelles
sont les implications légales du principe de l'échelle
mobile?