Le marasme de l'économie française. II.
Inflation budgétaire et récession économique
Le Figaro
27 mars 1953
Nous avons précisé, la semaine dernière,
quelques-unes des causes pour lesquelles l'économie française était
vulnérable à l'inflation et, lorsque celle-ci est arrêtée, exposée
à la stagnation. Il y aurait danger, malgré tout, à exagérer
l'importance des causes structurelles, comme certains observateurs
étrangers, par exemple ceux de la Commission économique pour
l'Europe, sont enclins à le faire.
On rappelle le marasme de l'économie
française entre les deux guerres, on insiste sur le fait que le
niveau de production était en 1938 inférieur de 25% à celui de
1929. Mais, au lieu de marquer l'opposition radicale entre deux
périodes - celle de 1919-29, au cours de laquelle le relèvement
français fut plus rapide que celui de la plupart des pays européens
atteints par le conflit, et celle de 1929-39, qui vit une crise
plus prolongée que partout ailleurs - on se borne à parler de la
décadence économique de la France, comme si cette décadence avait
été continue et imputable à des faits de structure. Le contraste
entre les deux périodes suggère une interprétation tout
autre.
C'est la politique insensée de déflation,
poursuivie après la dévaluation de la livre et du dollar jusqu'en
1936, qui rendit la dépression dans notre pays plus longue et plus
grave qu'ailleurs. Au moment où cette politique allait donner des
résultats, le Front populaire, porté par une vague irrésistible de
revendications sociales la renversa. En décrétant la loi de 40
heures, selon des modalités indéfendables, alors que la moyenne de
travail dépassait 44 heures, le gouvernement présidé par M. Léon
Blum "relançait" lui-même la crise qu'il prétendait
combattre.
Avant d'accepter la résignation des
sceptiques, qui annoncent en privé que la France est vouée à la
stagnation jusqu'à la prochaine vague d'inflation, peut-être
serait-il bon de s'interroger sur les causes conjoncturelles qui,
peut-être, déterminent le marasme présent.
Causes conjoncturelles du marasme
À en juger d'après les discours dominicaux,
il ne semble pas qu'on parvienne à s'expliquer, dans les cercles
officiels, la langueur dont est atteinte l'économie française. Que
l'injection massive de pouvoir d'achat, déterminée par un décalage
de 600 à 700 milliards de francs entre dépenses et recettes de
l'État, ne suffise pas à la "relance" a de quoi déconcerter les
interprètes simplistes du Keynésisme.
On fait valoir, avec une apparence de
raison, que toute inflation laisse des séquelles. L'appareil de
production ne répond pas à la répartition normale de la demande.
Inévitablement le retour à la stabilité des prix s'accompagne d'une
phase d'incertitude et de réadaptation.
Certaines industries se sont équipées, au
cours des années précédentes, de telle sorte qu'elles sont en
mesure de produire plus que le marché français et le marché
extérieur ne sont susceptibles d'absorber. L'exemple que l'on donne
est celui de l'industrie automobile. Certaines chaînes de
production pourraient sortir trois fois plus d'automobiles que les
services commerciaux ne sont capables d'en placer.
On incrimine beaucoup la politique de
crédit et le président du Conseil, dimanche dernier, a donné des
chiffres qui montrent que les crédits à l'économie privée ont
considérablement augmenté au cours de l'année dernière. Je doute,
pour mon compte, que les plafonds globaux de réescompte,
l'obligation d'employer une fraction des disponibilités
supplémentaires en papier d'État exercent une influence décisive
sur l'évolution de la conjoncture.
En revanche, on oublie souvent un fait
simple et peut-être décisif. Le coût exorbitant de l'argent à long
terme devient presque insupportable dès que l'inflation s'arrête.
Les chefs d'entreprise se plaignaient volontiers, au cours des
dernières années, du taux d'intérêt à long terme. Aujourd'hui
seulement leurs plaintes deviennent justifiées dans la mesure où
l'on admet la prolongation de la stabilité des prix.
Problème monétaire
Il est, enfin, une autre cause, qu'il est
de bon ton de ne pas mentionner mais que tous les experts des
organisations internationales, à la grande irritation de certains
hommes politiques et de certains fonctionnaires français, ont
signalée: au taux actuel de change, les prix français sont encore,
en moyenne, supérieurs aux prix étrangers. Le maintien des
restrictions quantitatives à l'importation, les exemptions d'impôt
à l'exportation - expédients d'ailleurs inefficaces - sont une
manière de publier une surévaluation du franc.
On ne saurait prévoir avec rigueur les
effets d'un alignement monétaire. À la fin de l'année 1952, on a
noté une certaine reprise des exportations et les difficultés de
vendre au dehors tiennent aussi à d'autres causes (concurrence plus
sévère, insuffisante organisation des crédits à l'exportation,
restrictions administratives dans la zone sterling, etc.). Mais le
fait est que personne ni dans le gouvernement ni dans
l'administration n'a expliqué quelles mesures sont conçues ou
appliquées en vue du rétablissement de l'équilibre des comptes
extérieurs.
On aboutit ainsi à ce résultat, proprement
admirable, que les mêmes hommes jurent tous les dimanches sur
l'autel de l'Europe unie et maintiennent ou renforcent le lundi les
contingents d'importations. Comme si la condition première de
l'intégration européenne n'était pas la mise en communication des
économies, que seule permet l'harmonie entre les conjonctures
nationales et des taux de change authentiques!
La politique, choisie il y a un an, a eu
probablement de conséquences aussi graves à l'intérieur qu'à
l'extérieur. Elle obligeait non à stabiliser les prix mais à les
faire baisser, ce qui, à la longue, ne favorise pas l'expansion.
Les prix de gros ont baissé sensiblement plus que les prix de
détail, ce qui est également fâcheux pour le développement de
l'activité. La marge qui subsiste entre le niveau actuel du prix de
la vie et celui qui met en route le mécanisme de l'échelle mobile
est étroite. Les responsables du crédit se savent tenus à une
prudence accrue. La politique officielle tendant au rétablissement
de l'équilibre entre prix français et étrangers par la baisse des
premiers, il est logique que se généralise une attitude de réserve
et d'attente.
La déficit des finances publiques est déjà
excessif (on vient de le voir par la demande d'avances
supplémentaires à l'État). Si la tendance des prix mondiaux se
renversait, il mettrait en péril la précaire stabilité. La formule
de la relance n'aboutit guère qu'à des mesures limitées de crédit à
la consommation ou d'encouragement à la construction, cependant que
l'on élève la muraille de protection douanière derrière laquelle
l'économie française aura le loisir de vivre médiocrement.
Si tel n'est pas l'objectif du
gouvernement, ne serait-il pas temps qu'on nous explique clairement
comment l'on concilie la "relance" et la baisse des prix français
par rapport aux prix étrangers? Ou encore, comment on concilie la
construction de l'Europe unie et les contingents d'importations? Ou
encore si l'on tient pour essentiel le maintien du taux de change
ou l'équilibre de l'économie?