Du défi au déclin
Le Figaro
7 mars 1975
Il y a tout juste huit ans,
Le Défi américain
connaissait un succès mondial. Parent ou collaborateur de J.-J.
Servan-Schreiber, Jean Ferniot et Michel Albert nous assurent, dans
un livre qu’ils viennent de publier, que le défi a été relevé ou
plutôt qu’il n’a pas été lancé, en tout cas que la réponse,
suggérée hier, ne vaut plus aujourd’hui. Les idées à la mode
changent presque aussi vite, dans le Landerneau parisien, que la
longueur des robes.Le Défi américain
constituait une sorte de dossier sur la supériorité scientifique et
technique des États-Unis. Fondé sur des rapports, le plus souvent
d’origine américaine, ce dossier constatait et analysait le rôle
des sociétés multinationales et l’avance acquise par la recherche
outre-Atlantique, dans quelques industries de pointe, électronique,
atome, aviation. Il demeure, autant que j’en puisse juger, vrai
pour l’essentiel. En revanche, les conclusions à tirer du livre
prêtaient et prêtent encore à discussion.En matière d’ordinateurs, les États-Unis,
grâce à I.B.M., gardent leur prééminence et dominent le marché
mondial. Depuis quinze ans, le gouvernement français multiplie les
décisions contradictoires et, aujourd’hui, n’arrive pas à décider
du sort de la C.I.I., se retournant vers Honeywell-Bull après avoir
approuvé l’alliance avec les grands de l’Europe, Siemens et
Philips. Je comprends que les Européens ne veuillent pas «dépendre»
d’un monopole étranger. Encore convient-il de mesurer le risque de
cette «dépendance». Mis à part un ordinateur requis pour les
expériences d’armes nucléaires (et encore, finalement, le
State Department
a laissé I.B.M. tourner l’interdit), les acheteurs européens, n’ont
jamais été menacés par un refus de vendre.Bien entendu, les Français, les Européens
ne peuvent se passer des structures d’accueil, des équipes de
savants et de techniciens, grâce auxquels l’industrie garde la
capacité de mettre en œuvre les innovations, surgies n’importe où
dans le monde. Sur quels secteurs un pays de dimensions moyennes
doit-il faire porter son effort? Où faut-il se résigner à la
dépendance? Où faut-il chercher l’indépendance, dans le cadre
national ou dans le cadre européen? Nul ne donnera de réponse
générale ou catégorique; en chaque cas, il faut calculer le coût,
les chances, les aléas. Le
Concorde
et le
Mercure
résultèrent de choix erronés, le réacteur
Phoenix
ouvre de vastes perspectives.En tout état de cause, la supériorité des
États-Unis que
Le Défi américain
cherchait à démontrer n’impliquait ni la valeur exemplaire d’un
mode de vie ni même la permanence d’un niveau de vie plus élevé. En
fait, la croissance du produit national n’a cessé, depuis l947,
d’être plus rapide de ce côté de l’Atlantique. De même le Japon,
tout en achetant les brevets américains, a progressé à une allure
double de celle des Européens, elle-même largement supérieure à
celle des Américains. Aujourd’hui que le culte du P.N.B. cède aux
mirages de la croissance zéro, il est bon de rappeler que les
niveaux de vie, en Europe et au Japon se rapprochaient déjà de
celui des États-Unis lorsque
Le Défi américain
frappa de stupeur l’opinion. L’obsession de la croissance,
sous-produit de la guerre froide, partit d’Union soviétique et
traversa l’Europe occidentale avant de passer l’Atlantique.Mesure grossière et approximative des
ressources nationales, le P.N.B. ne constitue ni un idéal ni un
impératif catégorique. C’est par comparaison qu’il éveille
l’énergie des bâtisseurs. L’Union soviétique voulait rattraper et
dépasser «le pays capitaliste le plus avancé», les Européens
voulaient soutenir la concurrence du «socialisme soviétique», puis
«rattraper» les États-Unis. J. F. Kennedy fut le premier président
des États-Unis d’après-guerre à reprendre à son tour le langage de
la compétition. Pour répondre à un défi (fictif) des Soviétiques,
il lança le programme
Apollo
et des hommes mirent le pied sur la Lune avant la date limite qu’il
avait fixée. Cette sorte d’exploit n’améliora ni la qualité de la
vie, ni les relations entre Noirs et Blancs. Quant aux «retombées»
par lesquelles on justifiait volontiers les milliards accordés aux
recherches dites de pointe, elles relèvent, pour une bonne part, de
la mystification ou de la rhétorique des groupes de pression. Là
encore, c’est le projecteur qui se déplace, non la réalité qui
change.Faut-il dire que la France s’est conformée
depuis un quart de siècle au «modèle américain»? Pourquoi appeler
américain le modèle qui fut britannique avant d’être américain, à
savoir les deux procès d’industrialisation et d’urbanisation, liés
en fait même s’ils sont séparables en théorie, probablement
séparables dans l’avenir? Les deux monstres - Londres et Paris - ne
doivent rien à l’imitation des États-Unis. L’urbanisation française
s’oppose à l’urbanisation américaine: là-bas la bourgeoisie fuit
les centres des villes, ici, elle s’y concentre, et les classes
moyennes ou les salariés se logent dans les banlieues, le plus
souvent loin du lieu de leur travail. Certes, dans la mesure où la
presse et la radio, les journalistes et les vulgarisateurs créent
l’opinion qui elle-même finit par créer la réalité, les États-Unis,
en 1975, semblent plutôt «décliner» que «défier». Encore faut-il
distinguer le court terme du long terme, la puissance du bien-être
et P.N.B. de la culture.
À court terme, les États-Unis sont à demi
paralysés par une dépression économique, par la faiblesse d’un
président non élu, par les querelles entre l’exécutif et le
Congrès, par la diminution de leurs réserves d’hydrocarbure, par
certains cartels de producteurs de matières premières. À moyen
terme, ils gardent sur les Européens et les Japonais, mais non sur
les Soviétiques, l’avantage de posséder un espace étendu et des
sources encore inexploitées d’énergie.
L’écart entre le produit national par tête
des États-Unis et celui des Européens et des Japonais s’est
rétréci. Il disparaîtra peut-être complètement au cours des dix ou
vingt prochaines années. La crise de l’énergie, c’est-à-dire
l’augmentation du prix du pétrole, n’interrompra pas le
rapprochement des conditions matérielles d’existence d’un côté et
de l’autre de l’Atlantique. Là encore, il importe de ne pas
confondre des difficultés, graves mais temporaires, avec un
mouvement de longue durée. Non que ce mouvement soit lui-même
continu, irrésistible. Si la chute de la natalité, observée au
cours de ces dernières années, s’accentuait, les Européens seraient
peut-être victimes de la peur de la surpopulation, peur bien fondée
en Inde mais non en France ou en Allemagne.
Les États-Unis demeurent la seule grande
puissance militaire de l’Occident. Les Européens pourraient, unis,
devenir autonomes pour leur défense mais ils ne manifestent pas la
volonté nécessaire pour surmonter les obstacles. Ils s’accommodent
d’une alliance entre inégaux qui leur assure la sécurité. Quant à
l’Union soviétique, qui atteint à la parité nucléaire avec les
États-Unis, elle continue d’avoir besoin des techniques avancées de
l’Occident.
Enfin, si la crise actuelle se définit par
le renversement des valeurs, la recherche d’un modèle de société ou
d’un style de vie l’emportant sur le souci de la productivité ou de
la performance industrielle, alors il faut dire que la crise ne
date pas d’hier et qu’elle sévissait déjà il y a huit ans.
Paris, à chaque moment, sacrifie à une
seule idée, exalte un seul génie, quitte à changer d’idée ou de
maître à penser tous les quatre ans. Les intellectuels obéissent au
monoïdéisme plus encore que l’économie à la «monocroissance». Les
États-Unis n’ont pas l’équivalent de Paris; les modes
intellectuelles, grâce à l’énormité du pays, n’y exercent pas la
même tyrannie. Le défi et le déclin y coexistent pacifiquement.
L’un et l’autre appellent la recherche, commune à tous les pays
industrialisés, d’une société qui concilierait l’exigence
d’efficacité avec le souci de justice et le milieu technique avec
les charmes du milieu naturel, milieu pur, immaculé où Jean-Jacques
Rousseau promènerait sa solitude que ne violerait même pas le bruit
des moteurs.