Autorité personnelle
Combat
14 décembre 1946
Il y a dix ans, quand Léon Blum constituait
son premier cabinet, la peur régnait dans les milieux des
bien-pensants, et un grand espoir soulevait les masses populaires.
Rien de commun avec le climat d'aujourd'hui: la peur a disparu,
mais ce qui domine pour l'instant, c'est moins l'espérance qu'une
sorte de soulagement.
Le changement, au reste, est bien plus
imputable aux circonstances qu'à Léon Blum, resté profondément
fidèle à lui-même, aux convictions de toute sa vie, à son parti, à
son idéal. Mais le socialisme, pour une part, est entré dans les
mœurs et, en tout cas, il n'inspire plus la terreur (dans ce rôle,
le communisme l'a remplacé). Le courage et la dignité dont a
témoigné le leader de la SFIO depuis dix ans ont forcé l'estime et
le respect de tous. Enfin, ce n'est pas en tant que chef d'un
parti, mais en tant que personnalité hors série qu'il a été élu à
la quasi-unanimité.
Qu'on le veuille ou non, l'appel à Léon
Blum nous rappelle les retours au pouvoir, que l'on a connus entre
les deux guerres, d'anciens présidents auxquels les services rendus
et le nombre des années conféraient un prestige particulier. Ce
n'est pas l'homme providentiel, ce n'est plus l'homme de parti.
Entre l'un et l'autre figure le sage ou l'ancêtre, Poincaré ou
Doumergue, celui qui sauva effectivement le franc et celui qui
voulut et crut le sauver (alors qu'une dévaluation était
nécessaire).
Que la Quatrième République ait recours,
dès ses débuts, à ce qui passait pour un expédient de la Troisième,
le fait, en lui-même révélateur, jette un jour nouveau sur les
discussions constitutionnelles d'hier. On reprochait à la
Constitution, même sous la forme atténuée qui lui fut donnée après
le referendum de mai, de prolonger le jeu des partis tel qu'il
s'était institué sous le régime provisoire. À toutes les tentatives
pour surmonter ce jeu, Léon Blum objectait qu'elles tendaient à
rétablir un pouvoir personnel, à attribuer à un homme un pouvoir
qu'il détiendrait à titre personnel plutôt que comme délégué du
souverain. Or Léon Blum réussira dans la mesure où l'autorité qu'il
détient à titre personnel l'emportera sur les résistances et les
querelles des groupes. Le succès que nous lui souhaitons de tout
cœur témoignera en faveur de sa personne, plutôt qu'en faveur de
ses idées.
Sans doute la stricte démocratie comporte
ou, mieux, exige cette autorité des personnes, si elle exclut le
pouvoir personnel. Et rien ne sera plus démocratique demain que
l'autorité du président Blum. Il n'en reste pas moins qu'ainsi aura
été ramené dans la démocratie des masses un élément indispensable,
étranger aux partis, à leurs négociations, à leur proportionnelle:
l'ascendant d'un homme qui s'impose, moins par le nombre de ses
fidèles que par ses talents et ses mérites.
Il est heureux que la première Assemblée
Nationale de la Quatrième République ait reconnu cette nécessité
assez vite. Il est inquiétant qu'elle n'ait trouvé cet homme que
parmi les survivants du régime qu'elle prétendait dépasser.