Prudence sans alarmisme
Le Figaro
30 mars 1956
Personne ne met en doute que l'économie
française approche de la zone périlleuse. L'expansion semble
continuer normalement, mais la conjonction du froid exceptionnel de
l'hiver, des dépenses causées par les événements d'Algérie et de la
hausse de certains prix due à une demande croissante (bois, acier)
risque de compromettre la stabilité acquise depuis trois ans.
La France a tant souffert de l'inflation
que l'opinion réagit vivement au moindre symptôme du mal. Il
importe que les gouvernants, conscients du danger, ne commettent
aucune imprudence. Il serait particulièrement déplorable qu'un
ministère de gauche parût moins soucieux de l'équilibre des prix
qu'un ministère modéré.
Cela dit, il serait également fâcheux de
dénoncer à l'avance, avec passion, certaines éventualités et d'en
accroître par là même les conséquences possibles. Ne faisons pas du
niveau 149,1 de l'indice des 213 articles un épouvantail, ni
d'impôts supplémentaires le prélude à la montée des prix.
À l'époque où fut votée la loi dite
d'échelle mobile, nous avons écrit ici même qu'elle constituait une
erreur. Une telle loi réduit la marge de manœuvre de
l'administration sans garantir efficacement les salariés contre
l'inflation, à supposer que celle-ci sévisse. De 1946 à 1951, la
loi aurait probablement accéléré l'allure de l'inflation, elle
n'aurait protégé certains groupes qu'aux dépens d'autres. Le seul
argument que l'on pouvait faire valoir était que le principe de
l'échelle mobile donnerait du courage aux gouvernants en leur
enlevant la solution de facilité. L'inflation n'apparaîtrait aussi
séduisante dès lors que le rajustement du salaire minimum
interprofessionnel garanti (S.M.I.G.) serait automatique.
Jusqu'à présent l'effet unique de la loi a
été de rendre immuable le S.M.I.G. Entre temps, les salaires ont
progressé, mais non les allocations calculées sur la base du
S.M.I.G. Que se passerait-il si ce dernier était relevé de 5%? Les
indemnités diverses accordées aux bas salaires seraient-elles
intégrées au S.M.I.G.? La hausse de 5% serait-elle calculée par
rapport au salaire légal ou par rapport aux salaires réels?
On hésite à répondre catégoriquement tant
la situation créée par le contraste entre la rigidité juridique et
l'élasticité effective comporte d'incertitude. Malgré tout, rien ne
permet d'affirmer que le relèvement du S.M.I.G. entraînerait un
gonflement proportionnel de la masse des salaires.
Le relèvement du S.M.I.G., joint au Fonds
national de vieillesse, provoquerait surtout une augmentation de la
demande de produits alimentaires. Les conséquences des
circonstances atmosphériques ne sont pas encore surmontées.
Accroître brutalement, en une période de relative pénurie
alimentaire, les revenus qui seront employés à l'achat de
nourriture est peu raisonnable, mais le relèvement du S.M.I.G., en
lui-même, ne doit pas être considéré comme une catastrophe. La
meilleure manière d'éviter qu'il en soit une est d'en analyser, de
sang-froid, les dimensions et la portée.
Nul pays n'aime à payer d'impôts et
l'opinion n'est enthousiaste ni en Grande-Bretagne ni aux
États-Unis quand les ministres proposent et que le Parlement vote
une aggravation de la fiscalité. L'originalité de la discussion, en
France, est que les partisans (par résignation et non par
enthousiasme) d'impôts nouveaux sont accusés de préparer
l'inflation. À en juger d'après les controverses, il semble que
l'impôt, qui, ailleurs, a la réputation de réduire le pouvoir
d'achat disponible, donc la demande, exercerait en France une
action exactement contraire.
Le pire est que cette opposition n'est pas
entièrement fausse. Certains impôts soustraient aux individus une
partie de leurs revenus; d'autres, directement répercutés sur les
prix, sont susceptibles d'en précipiter la hausse. Comme la part
des impôts indirects est spécialement forte en France et que la
psychologie inflationniste y est répandue, on ne saurait rejeter
d'un coup l'argumentation des adversaires du "tour de vis
fiscal".
On ne peut, malgré tout, leur donner
raison. Quelques francs de plus par litre de carburant ou de
supercarburant, quelques milliers de francs par automobile de
tourisme ne compromettront pas l'expansion de l'industrie
automobile et ne créeront pas un climat de hausse des prix. De
même, un relèvement du taux de la surtaxe progressive n'aura pas
les répercussions inflationnistes que l'on fait profession de
redouter avec des manifestations d'angoisse excessive. Il est vrai
que les injustices fiscales, en particulier les injustices dues à
la fraude, seront accrues d'autant. Mais l'argument invite à
corriger ces injustices, non à ne pas financer par des recettes les
dépenses supplémentaires.
Certaines des mesures envisagées par M.
Ramadier, taxe sur les opérations de bourse ou relèvement de
l'impôt sur les successions, paraissent d'un faible rendement et
chargées d'inconvénients. Nous aurons l'occasion d'examiner plus en
détail les projets du ministre des Finances. Encore convient-il de
ne pas oublier que toute fiscalité prête à la critique et qu'il
faut remplacer ce que l'on veut écarter. L'essentiel pour l'instant
est de reconnaître la légitimité du principe: les dépenses
supplémentaires appellent des ressources nouvelles.
Si le gouvernement a choisi, en toute
conscience, une politique algérienne, est-il bon que seuls les
disponibles rappelés ou les jeunes hommes du contingent consentent
des sacrifices pour en assurer le succès?