Les emprunts indexés
Le Figaro
14 décembre 1951
Il est une catégorie de Français qui n'ont
profité ni en droit, ni en fait, de l'échelle mobile: les préteurs
et spécialement ceux qui ont fait confiance à l'État. Il suffit
d'évoquer le cas de deux hommes, dont l'un aurait, en 1914, investi
100.000 francs en or et, dont l'autre, les aurait placés en Fonds
d'État. Le premier serait riche (plus de 20 millions), et l'autre,
presque entièrement ruiné. Les périodes de guerre et d'inflation
sont celles où la rétribution est en raison inverse des
mérites.
La conséquence inévitable apparaît
aujourd'hui: les épargnants répliquent à l'injustice dont ils ont
été trop longtemps victimes par une sorte de grève. Ils épargnent
moins et, dans la mesure où ils épargnent, ils cherchent des
refuges, dont l'or reste le principal.
Ainsi s'explique le mouvement en faveur des
emprunts indexés, ceux-ci ayant pour but de donner certaines
garanties aux prêteurs contre la dévalorisation de la monnaie, en
faisant varier capital et intérêts en fonction de tel ou tel
élément choisi (par exemple un indice du prix de la vie ou le prix
du blé ou le prix du kilowatt). Déjà certains emprunts, libellés en
francs, sont partiellement rattachés au coût d'une marchandise ou
d'un service. On conçoit qu'on promette non une quantité constante
d'unités monétaires (dont on connaît trop l'instabilité en valeur
réelle), mais une quantité constante de courant électrique. On
espère ainsi vaincre la répugnance des épargnants à investir leur
argent dans des entreprises publiques ou privées.
La grande misère de l'emprunt
D'après le rapport du Conseil national de
crédit, le total brut de l'épargne apparente qui s'est investie en
valeurs mobilières serait tombé à 134,4 milliards en 1950, contre
186,8 en 1949, et 203 en 1948. Les chiffres de l'épargne nette (en
déduisant les amortissements réguliers et les capitaux mis sur le
marché par certains organismes d'État) seraient 144,121 et 104
milliards pour les trois dernières années. Bien plus, sur les 134
milliards de souscriptions enregistrés en 1950, 83 sont revenus au
secteur public, 51,4 au secteur privé.
Ces statistiques ne donnent pas une idée
exacte des sommes réellement épargnées, puisqu'on évalue à 220
milliards les sommes déposées dans les caisses d'épargne ou
investies par les particuliers dans des valeurs à court terme. Sans
doute, même en ajoutant ces deux chiffres, obtient-on un total qui,
en pourcentage du revenu national, demeure modeste (de l'ordre de
4%). Encore faudrait-il ajouter les investissements en or, dont
l'importance est mal connue. À quel volume monterait l'épargne si
la confiance dans la monnaie et dans la gestion des finances
publiques était restaurée? Chacun en est réduit, sur ce point, à
des évaluations qui ne sont ni démontrées, ni même démontrables. Il
est probable que les modifications intervenues depuis trente ans
dans la répartition du revenu national, la ruine des rentiers, les
institutions de prévoyance collective (assurances sociales),
l'incertitude de l'avenir, ont réduit la propension de la
collectivité française à épargner. Mais la reprise des dépôts en
caisses d'épargne, dès que le rythme de l'inflation s'est ralenti
en 1949, indique, bien que la fonction des caisses ait changé, la
persistance d'un goût de l'épargne, probablement inséparable de la
nature même des hommes.
Il est donc normal que certains dirigeants
de nos finances se demandent si la promesse d'une sorte d'échelle
mobile pour les intérêts et même le capital des emprunts ne serait
pas la meilleure formule, susceptible de vaincre l'hésitation
actuelle du public à placer son argent à long terme. Mais chacun
connaît aussi la contre-partie. Les précautions que l'on prend
contre la dévalorisation de la monnaie publient et confirment les
craintes que l'on éprouve à ce sujet. De quel côté se trouvent les
inconvénients les plus grands?
Rassurer le prêteur ou restaurer la
monnaie
Au regard de l'équité, le doute n'est guère
permis. Les prêteurs ont été, à notre époque, les principales
victimes. Leur assurer l'équivalent d'une échelle mobile serait
simple justice. Encore serait-il impossible d'en réserver
intégralement le bénéfice à ceux qui ont souscrit, dans le passé,
aux emprunts d'État ou aux assurances sur la vie. On ne réparerait
pas les injustices, on créerait une catégorie de prêteurs
privilégiés. Cette catégorie, au reste, existe déjà dans la mesure
où l'État a respecté les clauses des emprunts à garantie de change.
Cette dernière n'exclut pas la dévalorisation partielle des
emprunts, si l'inflation a également dévalorisé les monnaies
étrangères dans lesquelles ces emprunts étaient libellés, mais, en
donnant le choix entre plusieurs monnaies, elle réduit au moins les
risques.
Quand on considère le rendement immédiat,
le jugement est également positif. L'État, les grands services
publics nationalisés emprunteront, à coup sûr, plus aisément, s'ils
convainquent les prêteurs que la valeur réelle de leur capital, le
rendement réel de celui-ci seront maintenus.
Si nous étions en période de crise aiguë,
où la défiance à l'égard de la monnaie devient une des causes
essentielles de l'inflation, ou encore, si, l'équilibre étant
rétabli dans la réalité, le fait psychologique de la défiance
entretenait une menace d'inflation, le lancement d'un emprunt
indexé combiné avec un programme de redressement, qui témoignerait
que le gouvernement lui-même se décide à mettre fin à la
dévaluation ultérieure de la monnaie, pourrait être un facteur
essentiel du rétablissement de la confiance et, du même coup, de la
consécration de l'équilibre.
En revanche, des emprunts indexés, en
période d'inflation chronique, n'auraient nul effet de cet ordre.
Ils donneraient probablement, à court terme, une aisance
supplémentaire. Ils épargneraient à tel ou tel prêteur le sort subi
par les autres. Mais, bien loin de contribuer au retour de la
confiance, ils apporteraient une espèce de confirmation définitive
à l'idée, largement répandue, que la dévalorisation progressive de
la monnaie est une fatalité.
Selon les circonstances et les modalités,
l'emprunt indexé apparaît ainsi soit un effort pour surmonter la
défiance à l'égard de la monnaie, soit la résignation à cette
défiance. Que l'on examine objectivement la situation actuelle: on
doute que les conditions nécessaires au succès d'une telle
politique soient réunies.