Remarques sur l'injustice sociale
Le Figaro
16 octobre 1953
Qu’on lise la presse ou les lettres des
lecteurs, il est un argument que l'on retrouve à chaque instant: la
médiocrité des salaires serait moins intolérable aux Français si
ceux-ci n'avaient l'impression de l'injustice. En dépit des mots
d'ordre syndicaux, les travailleurs ne croient guère qu'une hausse
générale des salaires améliorerait leur sort, mais ils croient
fortement que l'action des gouvernements est incohérente,
inefficace, faussée par le favoritisme et la pression des syndicats
d'intérêt.
Le public n'a pas tort de penser que
l'injustice sociale sévit dans notre pays, mais il n'en comprend
pas toujours les causes et les formes.
Les comparaisons
Le sentiment de l'injustice peut naître de
l'insuffisance absolue de certains salaires. L'opinion juge, à bon
droit, que les rémunérations, quelles que soient les circonstances,
ne devraient jamais tomber au-dessous d'un certain minimum. Le
gouvernement a admis cette conception et relevé les traitements les
plus bas, tout en interdisant la répercussion de cette hausse sur
l'ensemble de la hiérarchie.
Encore faut-il ajouter qu'une telle mesure
laissera subsister de nombreux cas de salaires anormalement bas:
ceux qui tiennent à la réduction de la durée du travail, ceux aussi
qui tiennent aux difficultés de certaines entreprises, dans les
régions où les ouvriers n'aperçoivent pas d'autres possibilités
d'embauche.
Si l'injustice ne s'attache pas au montant
absolu de la rémunération, elle tient à certains rapprochements et
les protestations que l'on entend quotidiennement se formulent en
termes de comparaison. Notons d'abord les comparaisons entre
salariés. Telle catégorie de fonctionnaires ou de
semi-fonctionnaires se juge lésée parce qu'elle a perdu l'égalité
dont elle jouissait naguère par rapport à telle autre catégorie: on
compare le sort des employés des transports parisiens à celui des
fonctionnaires de préfecture; on compare la hiérarchie des
ministères et celles des grandes entreprises nationalisées; on
compare les quatorze mois payés de la Sécurité sociale aux douze
mois des P.T.T. Ces comparaison sont inévitables et suscitent des
controverses indéfinies. La rationalisation du système se
heurterait à des difficultés probablement insurmontables. Les
statuts des uns et des autres ont été fixés au gré des
circonstances, non sans arbitraire et, finalement, les mérites
respectifs des diverses catégories, la place dans la hiérarchie à
laquelle chacun - individu ou ministère - a droit ne se prêtent
guère à une appréciation objective.
Aussi fréquentes sont les comparaisons
entre grandes masses: salariés et capitalistes, employés du secteur
privé et employés du secteur public, fonctionnaires et commerçants.
On fait valoir souvent que les salariés n'obtiennent pas leur juste
part du revenu national puisque les salaires ne représentent que
49% du total des revenus personnels contre près de 70% en
Angleterre. On oublie que cette différence tient à la structure de
l'économie. Ce sont les revenus mixtes qui absorbent en France 32%
au total au lieu de 11,7% en Grande-Bretagne. Si l'on tient compte
des transferts, le revenu moyen par salarié en France n'est pas
inférieur à celui du non-salarié.
Laissons de côté les controverses sans fin
sur l'écart, au fur et à mesure que l'on s'élève dans la
hiérarchie, entre employés du secteur privé et employés du secteur
public, entre grands fonctionnaires et entrepreneurs ou commerçants
qui ont réussi. Toutes les comparaisons globales - paysans et
citadins, fonctionnaires et commerçants - sont dénuées de
signification, parce que les différences dans les profits sont
énormes selon les branches, selon les entreprises. D'après les
statistiques fiscales, 25% des entreprises commerciales feraient
57% du total des bénéfices. La moyenne des bénéfices, selon les
branches, varierait entre plus de 450.000 et moins de 200.000. Les
citadins dénoncent volontiers les paysans "qui ne payent pas
d'impôts". Le rapport sur les comptes de la nation évalue à 103
milliards les privilèges fiscaux dont a bénéficié l'agriculture en
1951, mais il constate aussi que l'agriculture, qui absorbe 30% de
la main-d'œuvre, ne recueille que 20% de l'ensemble des revenus,
40% des exploitations, soit un million, ont un rendement brut
inférieur à 300.000 francs, insuffisant pour faire vivre même
modestement une famille peu nombreuse.
On prévoyait qu'en 1953, les sociétés de
capitaux retiendraient 1.238 milliards de francs de bénéfices et
n'en distribueraient, à titre de dividendes, que 125. Et les
entreprises individuelles, de leur côté, feraient 500 milliards
d'épargne brute. L'autofinancement, poussé à ce terme, comporte de
multiples inconvénients. Il incite les sociétés à grossir
artificiellement les frais généraux, il encourage le gaspillage, il
freine la sélection des entreprises, suscite une répartition des
investissements conforme moins à l'urgence des travaux qu'à la
répartition des profits.
La fraude fiscale, par exemple, sur l'impôt
sur les transactions, d'après les fonctionnaires mêmes des
Finances, finit par renverser les intentions des
législateurs.
De toutes les activités, la plus rentable,
celle qui promet les profits les plus aisés, c'est désormais l'art
d'interpréter, de tourner ou d'ignorer la législation fiscale. Un
comptable subtil rapporte plus que la machine la plus
perfectionnée. Le régime crée de perpétuelles invitations à la
malhonnêteté.
Or, quand on fait ces constations moroses,
il faut ajouter, au risque de décevoir et de choquer, qu'il n'y a
pas de remède infaillible pour guérir cette maladie. Certes, il est
des cas de fraude fiscale, visibles à tous les yeux, que l'on
dépisterait sans peine (fraude portant sur l'impôt général sur le
revenu des professions libérales et les bénéfices des industriels
et commerçants), si l'on en avait la volonté. Il est des privilèges
fiscaux qui ne sont ni mystérieux ni difficiles à éliminer. Mais la
fraude la plus funeste est celle des sociétés, fraude liée à
l'énormité des sommes que l'on veut prélever sur les chiffres
d'affaires des entreprises, à l'énormité des sommes accumulées par
l'autofinancement. Il ne serait pas impossible de réduire cette
fraude mais on en viendra difficilement à bout, tant que persistera
l'état de choses présent: les charges sociales et fiscales sont
presque égales au total des salaires payés par les
entreprises.