L'État et ses serviteurs
Combat
31 juillet 1946
Une grève de fonctionnaires est en
elle-même un événement grave. Car l'État a toujours maintenu qu'en
contre-partie des garanties qu'il donnait à ses serviteurs,
ceux-ci, même organisés en syndicats, n'avaient pas le même droit
de grève que les salariés des entreprises privées. Mais l'événement
devient plus grave encore lorsque les circonstances obligent les
observateurs de bonne foi à donner raison aux mécontents.
Personne ne nie, pas même le ministre des
Finances, que les traitements des petits fonctionnaires, de
beaucoup les plus nombreux, restent au-dessous du minimum vital.
Personne ne nie qu'à égalité de fonction et de capacités, les
travailleurs des administrations publiques gagnent moins que ceux
de l'industrie et du commerce. Comme les avantages en fait de
stabilité de l'emploi, de vacances, de retraites dont bénéficiaient
jusqu'à présent les fonctionnaires tendent à disparaître, parce que
des avantages analogues sont accordés à un nombre croissant
d'ouvriers et d'employés, il ne subsiste plus qu'une inégalité pure
et simple, choquante, injustifiable.
Les résultats, on les connaît: l'État
recrute de plus en plus difficilement, de plus en plus mal. On
trouve encore des candidats à l'agrégation: presque tous les
agrégés refusent d'entrer dans l'Université. Le traitement d'un
agrégé à ses débuts est inférieur à la moitié de celui d'un bon
comptable. L'enseignement, me dira-t-on, est particulièrement
défavorisé et chacun s'accorde à reconnaître la nécessité d'un
reclassement.
Mais il n'en va pas autrement pour les
magistrats. Là encore, si l'on ne se décide pas à prendre des
mesures, le recrutement sera tari. Et qui ne mesure les
conséquences, pour la société tout entière, d'une dégradation du
personnel enseignant ou du personnel de justice?
La nationalisation des services
industriels, comme ceux du gaz et de l'électricité, ajoute une
complication supplémentaire. Le barème a été établi d'après les
traitements les plus élevés que recevaient les employés des divers
échelons dans les entreprises les plus généreuses. Comme on y a
joint une série d'avantages particuliers (pour les vacances, les
assurances sociales, etc.), on a créé, volontairement ou
involontairement, une catégorie de privilégiés.
L'article publié ici même, sur ce sujet, il
y a quelques semaines, m'a valu une abondante correspondance. Un
fonctionnaire des Contributions directes m'a envoyé le tableau
suivant d'équivalences:
"Le cadre principal des Contributions
directes (contrôleurs et inspecteurs) a actuellement des
traitements du même ordre que les manœuvres spécialisés du gaz et
de l'électricité. Le cadre supérieur (inspecteurs principaux)
correspond aux ouvriers qualifiés. Le cadre des directeurs est
sensiblement au-dessous des chefs d'équipe. Le directeur général
touche le traitement d'un rédacteur principal de la Compagnie du
Gaz."
Je n'ignore pas les arguments qu'invoque le
ministre et l'état des finances publiques. Mais on a le droit de
penser que la répartition des dépenses aurait pu être plus
judicieuse. Je tiens que les milliards de subvention, accordés pour
maintenir, en faveur de tous les consommateurs, le prix du pain en
dessous du prix de revient, auraient été mieux employés s'ils
avaient servi à améliorer les conditions de vie des serviteurs de
l'État.
On ne le proclamera jamais assez fortement:
la situation actuelle est intenable. Qu'on réduise le nombre des
fonctionnaires s'ils sont trop nombreux, qu'on licencie les
administrations inutiles, mais qu'on ne prétende pas garder un
personnel de choix en lui refusant les moyens de vivre
décemment.
Cette politique est d'autant plus
incohérente que, simultanément, l'État élargit ses attributions et
exige davantage de ses employés. Les agents du Contrôle économique
gagnent quelques milliers de francs par mois et sont chargés de la
surveillance de trafiquants qui, en une affaire, gagnent plus que
leurs contrôleurs en un mois ou en un an.
Nous sommes entrés dans l'âge
administratif. Autorité, initiative, sens des responsabilités, ces
vertus ne sont pas moins nécessaires aujourd'hui, aux échelons
supérieurs des services publics, que dans les entreprises privées.
Les États qui ont poussé le plus loin cette promotion des
organisateurs ont donné à ceux qui les servent le prestige qui ne
se sépare pas d'un niveau de vie élevé. Sans même aller aussi loin
dans cette voie, le professeur, le juge ou l'administrateur n'est
en mesure de remplir correctement sa mission que s'il n'est pas
disqualifié socialement par sa pauvreté.
Mais le comble de l'absurdité, c'est, à la
manière de l'État français, d'imposer sans cesse aux fonctionnaires
des tâches nouvelles et d'abaisser leur niveau de vie et leur
statut dans la Société.