L'Université en crise
Le Figaro
19 septembre 1960
Primauté de l'enseignement supérieur. Aux
assistants et chefs de travaux les cours de la licence aux
professeurs les thèses. Liaison étroite des Facultés avec la
recherche
La France est le seul pays d'Europe, à ma
connaissance, où la carrière des professeurs d'université commence
(ou commençait) normalement par un stage, plus ou moins prolongé,
dans les lycées, le seul où un concours, théoriquement destiné au
recrutement des professeurs de second degré, absorbe les meilleurs
étudiants et professeurs.
Longtemps, cette originalité a passé, en
France et parfois à l'étranger, pour un mérite.
Elle présentait à coup sûr des
avantages.
Elle contribuait à élever le niveau de
l'enseignement secondaire en mettant celui-ci en communications
permanentes, régulières avec l'Université. Elle empêchait les
professeurs de faculté, d'aller trop loin dans la voie, nécessaire
mais dangereuse, de la spécialisation.
Je ne veux pas porter de jugement sur ce
qu'ont été naguère la force et la faiblesse du système centré sur
le second degré. Je dis simplement que ce système ne répond plus ni
à l'état de la société ni à l'état des sciences.
Déjà maintes disciplines, ethnologie,
sociologie, psychologie sociale, démographie, enseignées dans les
facultés, ne figurent pratiquement pas aux programmes des
agrégations. Les étudiants qui désirent s'y consacrer ont le choix
entre une agrégation traditionnelle (histoire ou philosophie) et la
renonciation au titre.
Dans le premier cas, ils risquent de perdre
des années, pour rien ou pas grand-chose; dans le deuxième, ils se
voient souvent reprocher de n'être pas agrégés.
Même les jeunes agrégés d'histoire ou de
philosophie marquent de plus en plus de répugnance à enseigner
durant des années dans les lycées ou collèges. Cette répugnance ne
me paraît ni illégitime ni incompréhensible. Entre le niveau des
études qui a été exigé d'eux et celui de l'enseignement qu'ils
donnent, l'écart leur semble énorme. Beaucoup sont impatients de
sortir enfin de la culture de série, universitaire ou scolaire, et
je comprends leur impatience.
La réforme, dont le raisonnement montre la
nécessité, est d'ailleurs en train de s'imposer d'elle-même. La
voie normale des étudiants ira de la licence et du certificat
d'études supérieures au doctorat du troisième cycle. La carrière
normale des professeurs de faculté passera par les échelons
successifs de l'enseignement supérieur, assistant, chef de travaux,
maître de conférences. Du même coup, la réorganisation de
l'enseignement supérieur deviendra possible.
À l'heure présente, les professeurs de
faculté, à Paris plus encore qu'en province, ne sont pas assez
soucieux de "l'organisation collective" que l'augmentation du
nombre, des étudiants comme des enseignants, rend indispensable.
Ils ont encore tendance, trop souvent, à penser et à agir selon une
conception strictement individualiste, chacun indifférent à ce que
fait son collègue, chacun professant à sa manière, dans son style,
selon son idée personnelle de la discipline. Il faut "repenser" les
facultés afin qu'elles redeviennent non plus des rassemblements
d'individus, plus ou moins prestigieux, mais un ensemble
cohérent.
Il y a, au fond, dans les facultés, deux
cycles d'enseignements: l'un, qui va jusqu'à la licence, est une
prolongation du second degré; l'autre commence avec les certificats
d'études supérieures et comporte les thèses de troisième cycle et
les thèses d'État.
La tâche des professeurs est donc
quadruple: ils donnent l'enseignement élémentaire de la licence,
l'enseignement du troisième cycle, ils dirigent le travail de ceux
qui préparent des thèses, enfin ils doivent eux-mêmes poursuivre
leurs travaux. Ils ne peuvent accomplir convenablement toutes ces
tâches à la fois. Le mieux est qu'ils organisent l'enseignement
élémentaire, donné par les assistants et les chefs de travaux, et
qu'ils se consacrent à l'enseignement du troisième cycle, à la
direction des thèses et qu'ils se réservent du temps pour leurs
propres recherches, considérées comme une obligation non écrite de
leur profession.
Provisoirement, toutes les réformes risquent
d'être paralysées par la monstrueuse Sorbonne.
La faculté des lettres et des sciences humaines
de l'université de Paris absorbe une telle proportion du nombre
total des étudiants en lettres de la France entière (plus de 35 %)
que la première mesure devrait être le dédoublement de la faculté
parisienne (peu importe la formule juridique adoptée: faculté
unique à succursales multiples ou, ce qui me paraît préférable,
deux ou trois facultés autonomes). Mais, quelle que soit l'urgence
des mesures qu'appelle l'encombrement parisien, une conception
renouvelée de la place et du rôle de l'enseignement supérieur n'est
pas moins urgente.
L'afflux des jeunes dans le second degré
est, pour la nation, tout à la fois une chance et un péril: chance
d'élever le niveau d'instruction de millions de travailleurs et de
citoyens, chance de recruter l'élite dans tous les milieux sociaux
et de ne pas laisser en friche les dons des fils de paysans et
d'ouvriers, risque que la démocratisation, en elle-même heureuse,
précipite une chute de niveau.
Le pays a besoin que tous sachent lire et
écrire, que beaucoup possèdent un diplôme technique et continuent
d'étudier au-delà de 14 ans, que nombreux soient les élèves qui
aillent jusqu'au bout de l'enseignement secondaire. Mais il n'a pas
moins besoin que le petit nombre de ceux qui sont très doués
s'élèvent aussi haut que possible. La démocratie doit réduire
l'inégalité des chances imputables aux conditions sociales, elle ne
peut éliminer l'inégalité, peut-être la plus injuste mais inscrite
dans la nature des choses, l'inégalité des capacités
intellectuelles. Il n'y a pas de professeur qui ne le sache: pour
chaque étudiant, il existe un plafond qu'il ne parviendra jamais,
en dépit de toute sa volonté, à dépasser.
Or dans la création de l'élite
intellectuelle, dans la sélection des quelques-uns qui seront les
pionniers ou les guides, c'est l'enseignement supérieur qui remplit
la fonction principale. C'est lui qui, en conjonction avec le
Centre national de la recherche scientifique, abrite les savants
qui entretiennent la culture et font progresser le savoir. C'est
dans les facultés, et les facultés seules, que les disciplines
traditionnelles et les sciences humaines de plus fraîche date
peuvent se maintenir ou sont destinées à s'épanouir. Certes, les
facultés doivent aussi former les futurs professeurs des collèges
ou des lycées, mais cette tâche, pour importante qu'elle soit,
n'est ni prioritaire ni exclusive.
Dans les disciplines traditionnelles,
lettres classiques, philosophie, histoire, langues vivantes, une
carrière d'enseignement semblait normale. Que pouvait faire un
licencié ou agrégé de philosophie sinon enseigner à son tour la
philosophie? Il n'en va plus de même pour les disciplines des
sciences humaines. Sociologues, psychologues, géographes,
ethnologues n'ont pas nécessairement pour but d'enseigner à leur
tour mais de poursuivre des recherches ou d'exercer, dans la
société industrielle, des métiers pour lesquels les désigne leur
qualification.
Les facultés ont déjà dû assouplir leurs cadres
pour faire place aux matières nouvelles. Mais j'ai souvent
l'impression que le sens général de la transformation est mal
compris. Plus que jamais les États ont besoin de sciences ou de
savants, plus que jamais les facultés doivent demeurer des centres
de culture, rester en liaison étroite avec la recherche, plus que
jamais, en dépit du nombre, elles doivent viser à la qualité et au
niveau. Mais comment accompliraient-elles ces tâches d'intérêt
intellectuel et national à la fois, si elles continuaient de donner
à un concours hybride la première place dans leurs
préoccupations?
Les lycéens ont besoin de bons pédagogues,
les facultés ont besoin de savants: les agrégés sont parfois de
bons pédagogues et ils deviennent souvent des savants. Mais
l'agrégation, en tant que telle, ne garantit ni ne facilite
l'accession à la maîtrise, pédagogique ou scientifique.