Entre l'inflation et la stagnation
Le Figaro
1er mars 1957
La situation de l'économie française est
claire: l'expansion continue mais le déficit de la balance des
comptes demeure considérable et les réserves de devises s'épuisent.
Les circonstances imposent sans équivoque l'objectif de la
politique: lutter contre l'inflation intérieure.
Il n'en va pas de même au dehors. En
Grande-Bretagne aussi bien qu'aux États-Unis, on s'interroge sur le
sens dans lequel il convient d'agir. Le danger présent est-il
l'inflation ou, tout au contraire, la baisse d'activité? Le budget
de M. Thorneycroft sera-t-il sévère ou mettra-t-il en train le
processus de reflation? Aux États-Unis, faut-il craindre la
récession ou la dévalorisation de la monnaie par la hausse des
prix?
Cette incertitude n'a rien d'original. Les
périodes d'expansion rapide (1953-1956) font surgir des symptômes
d'inflation auxquels les autorités répondent par des restrictions
monétaires. Quand ces mesures sont efficaces, le succès de l'action
anti-inflationniste peut dépasser la juste mesure. Est-ce le cas
actuellement outre-Atlantique?
Les adversaires de la politique rigoureuse
menée par les dirigeants de la Banque de réserve fédérale avancent
de multiples arguments, ils énumèrent quantité de petits faits: les
commandes de machines-outils ont diminué, les ouvertures de
chantiers de construction sont inférieures de 14% à celles de
l'année précédente, les crédits bancaires à l'économie sont en
baisse, de grandes corporations, même la General Motors, ont
annoncé qu'elles retarderaient l'exécution des projets
d'investissements, la vente des automobiles n'est pas en reprise
par rapport au niveau, relativement bas, de l'an dernier, le cours
des actions à la Bourse est largement inférieur au niveau élevé de
1955-1956.
Il n'en faut pas conclure que l'économie
américaine est sous la menace immédiate d'une crise. Les
économistes prévoient que le produit national brut sera, en 1957,
supérieur à celui de 1956, mais beaucoup pensent qu'il ne le
dépassera guère. En d'autres termes, pour l'instant, il ne s'agit
pas encore d'appliquer la technique contre la récession.
L'alternative paraît celle d'une stabilité de prix payée par une
quasi-stagnation ou d'une expansion avec risque de hausse des
prix.
Le dialogue ne se déroule pas seulement
entre experts, il oppose aussi deux tendances politiques, les
démocrates acceptent plus volontiers le risque de hausse des prix
que celui de chômage, les républicains, et plus encore les
responsables de la Banque de réserve fédérale, acceptent plus
volontiers le risque d'un certain chômage. Telle est la forme que
prend aujourd'hui le conflit traditionnel entre les keynésiens et
les orthodoxes, forme singulièrement atténuée puisque ces derniers
n'hésiteraient pas à recourir aux mesures que recommandent les
premiers, dès que se multiplieraient les signes avant-coureurs
d'une authentique récession.
Le même problème prend, en Grande-Bretagne,
un caractère différent, du fait que toute pression inflationniste y
provoque, en même temps qu'une pression de prix, un déficit de la
balance des comptes. La grande faiblesse de l'Angleterre, en ce
siècle où l'expansion paraît l'impératif premier, est qu'un boom
d'investissements, même modéré, y provoque aussi rapidement un
déficit des comptes extérieurs. L'hémorragie de devises a été
arrêtée par les mesures classiques, élévation du taux d'intérêt,
limitation des crédits, réduction des programmes d'investissements.
Mais, du même coup, l'expansion aussi a été freinée. À l'heure
présente, la production industrielle se situe au même niveau qu'il
y a un an.
Le gouvernement anglais ne saurait
évidemment s'accommoder d'un équilibre des comptes extérieurs qui
entraînerait le non-accroissement de la production industrielle.
Mais il hésite aussi à relâcher la rigueur de la politique
monétaire qui a provoqué à la fois stagnation et équilibre des
comptes, à un moment où les conséquences de la crise de Suez ne
sont pas encore toutes visibles.
Le débat britannique ne touche pas à la fin
mais aux moyens, il ne concerne pas les principes, mais les
méthodes. Tout le monde veut l'expansion sans déficit des comptes
extérieurs. Il y a des moments où la hiérarchie des périls est mal
définie et où chacun, selon son tempérament ou sa philosophie,
accepte plus volontiers un péril que l'autre. Ajoutons qu'en
Angleterre, la cause profonde de la crise n'a pas été éliminée. Les
salaires ont progressé plus vite que la productivité, au cours des
années d'expansion. Depuis qu'a été appliquée la politique
restrictive, le coût de la main-d'œuvre n'a pas diminué, il a, au
contraire, augmenté du fait que la production n'a pas
progressé.
L'orientation de l'économie mondiale n'est
pas sans signification pour les problèmes français. La
stabilisation de 1952-1953 a été favorisée par la baisse des prix
mondiaux. On ne saurait compter sur la répétition du phénomène. Du
moins les hausses des prix mondiaux imputables à la fermeture du
canal pourraient être compensées par le mouvement spontané de la
conjoncture internationale.