Au retour d'Ottawa
Le Figaro
28 septembre 1951
Les ministres français n'ont pas ramené de
Washington et d'Ottawa des engagements ou même de simples promesses
qui donnent une solution aux problèmes économiques et financiers de
la France. Mais qui leur en ferait reproche démontrerait son
ignorance de la situation présente.
Quand le ministre des Finances est arrivé à
Washington, les deux Assemblées du Congrès américain venaient de
réduire de moitié le montant des sommes demandées par
l'administration au titre de l'aide économique. Cette décision du
Congrès, envisagée au point de vue le plus égoïste de l'intérêt
américain, est difficilement défendable.
Le budget militaire des États-Unis atteint
60 milliards de dollars (21.000 milliards de francs), soit plus de
deux fois la totalité du revenu national français: en raison, il
est absurde de préférer quelques groupes aériens supplémentaires à
la stabilité intérieure des pays européens. Mais les membres du
Congrès sont aussi des élus: ils n'ont pas de peine, à la veille
des élections, à justifier les milliards pour les armements, mais
en ont davantage à justifier les milliards qui, aux yeux de
contribuables d'outre-Atlantique, ont simplement pour fonction de
combler les déficits des budgets européens.
Certes, la participation américaine au
financement de l'infrastructure de l'armée atlantique, les dépenses
d'installation et d'entretien des troupes américaines,
éventuellement les commandes d'armement, de pièces de rechange, de
réparation à l'industrie française, aboutissent à mettre à la
disposition du gouvernement français des dollars. Ces derniers
permettent de consentir à un déficit de la balance des comptes.
Mais le manque de dollars ne constitue qu'un aspect de la
crise.
Matières premières, dollars,
financement
Le programme de réarmement, le
développement de l'économie française sont menacés par trois sortes
de pénurie.
La première est celle des matières
premières, en particulier du charbon. Il va de soi, en effet, que
pour accroître la production, il faut que les moyens matériels
soient disponibles. Bien que le ravitaillement en charbon, même
après les assurances obtenues par M. René Mayer, doive être
malaisé, particulièrement pour certaines qualités de charbon, bien
que le manque d'acier freine ici et là les industries mécaniques,
bien que l'on doive rationner certaines matières premières
(cuivre), il semble que l'économie française ne doive pas être
gravement atteinte, au cours des prochains mois, par l'insuffisance
des ressources physiques.
La deuxième pénurie est celle de dollars
ou, plus largement, de devises. L'expansion de la production, dans
un pays comme la France, qui importe la plus grande partie de ses
matières premières, se traduit automatiquement par des achats
accrus au dehors. Comme, simultanément, des revenus supplémentaires
sont distribués à l'intérieur, les exportations ont tendance à
baisser. Le réarmement agit donc de deux manières dans le sens d'un
déficit croissant de la balance des comptes.
C'est par de tels arguments que les
négociateurs français expliquèrent le besoin d'une aide
supplémentaire, mais ni d'un côté ni de l'autre on n'est en mesure
de discuter les chiffres.
Nul ne connaît le déficit de la balance des
comptes française en 1952 et une évaluation, même approximative,
supposerait connu le budget militaire de l'année à venir. Le
ministre français des finances rétorquait qu'il ne pouvait pas
établir ce budget avant de connaître le montant de l'aide
américaine.
Supposons enfin que la France ne manque ni
de matières premières ni de devises: encore faut-il que l'État
puisse trouver les ressources financières pour produire les
armements, entretenir les divisions, construire les bases
aériennes. Et nous arrivons à la difficulté centrale: comment
ajouter aux charges actuelles de l'économie française un budget
militaire important sans retomber dans l'inflation? Un budget
militaire, en termes réels, requiert une partie des moyens,
matériels et humains, employés auparavant soit à des
investissements, soit à des marchandises de consommation courante,
soit à des exportations, à moins que les ressources ne soient
fournies par un accroissement de la production.
L'opinion publique proclame unanimement et
avec raison que le rythme de la reconstruction est déjà trop lent
et qu'il n'est pas question de le ralentir encore. Les experts
affirment que le montant actuel des investissements ne saurait être
comprimé davantage, encore que le mouvement de la conjoncture
puisse, en certaines hypothèses, comprimer le volume des
investissements du secteur privé. Les hommes politiques enfin ne
mettent pas en doute que la diminution du niveau de vie serait une
catastrophe.
Dans ces conditions, il ne reste que le
supplément éventuel de production et la baisse des exportations
pour fournir les moyens nécessaires au budget militaire. On ne
s'étonne donc pas que le déficit en dollars s'élargisse et qu'à
l'Union européenne de Paiements, les comptes mensuels de la France
soient devenus débiteurs.
Que le gouvernement ne veuille toucher ni
aux investissements, ni à la reconstruction, ni à la consommation
civile ne prouve pas que ces postes seront effectivement épargnés.
En six mois le salaire minimum a été relevé de quelque 30%: en
aucun autre pays d'Europe le mouvement des salaires et des prix n'a
été aussi rapide. Il n'est pas besoin d'une grande science pour
reconnaître la signification de ces chiffres. La politique est
l'art des choix désagréables. Mais quand, par faiblesse, on se
refuse à choisir, ce sont les forces aveugles de l'inflation qui
opèrent le choix et celui-ci est finalement plus pénible et plus
impopulaire que ne l'aurait été une décision courageuse, prise en
temps opportun.