La libération des salaires
Le Figaro
15 octobre 1949
Pourquoi les salaires seraient-ils fixés
par l'État puisque les prix sont libres? L'argument de symétrie a
été si souvent répété dans la presse et au Parlement qu'il fait
désormais figure de vérité établie. La réalité n'est pas aussi
simple.
Un prix est libre quand il résulte de:
transactions sur le marché entre vendeur et acheteur. Le premier
n'établit pas le prix à sa guise, il obtient tout ce que le client
est disposé à lui accorder.
Mais personne n'admettrait que le salaire
eût le même caractère strictement économique que le prix. On a
assez souvent dénoncé la conception capitaliste selon laquelle la
force de travail serait une marchandise comme les autres. On ne
souhaite pas de discussion individuelle entre l'entrepreneur et
l'ouvrier, ni de discussion entre les ouvriers d'une entreprise et
le directeur de celle-ci, on réclame des négociations entre
organisations ouvrières et organisations patronales dans le cadre
national.
Autrement dit, l'opposition entre les prix
économiques et les salaires politiques est communément acceptée. Ce
que l'on n'accepte pas, c'est d'abord que les salaires soient
bloqués, lorsque les prix montent; c'est ensuite que les prix
politiques résultent d'une décision de l'État.
On raisonne volontiers comme si la hausse
des prix était fatale, même lorsque les salaires sont bloqués. Tel
a été le cas de 1944 à 1948, du fait de la pénurie des produits
alimentaires et des déficits permanents des finances publiques.
Mais la récolte exceptionnelle de 1948 avait renversé la situation.
Les ressources alimentaires répondant à peu près aux habitudes de
consommation, le blocage des salaires n'a pas été accompagné de la
montée des prix.
Bien plus, les prix des produits
alimentaires ont nettement baissé entre janvier et juin 1949. À ce
moment, l'État est intervenu plusieurs fois pour empêcher la
baisse. Il a "bloqué" à la production une partie de la récolte de
vin. Le beurre, la viande se sont traités à diverses reprises
au-dessous de la taxe qui était maintenue, en fait, pour freiner la
baisse. Les pouvoirs publics, à tort ou à raison, craignaient un
effondrement des revenus des paysans, dont les organisations
protestent contre les coups du sort et les mouvements de la
conjoncture, avec autant de vigueur que les autres organisations
professionnelles.
Au cours de ces dernières semaines, par
suite de la sécheresse, certains prix de produits alimentaires ont
marqué de nouveau une hausse. D'autre part, les coûts des loyers et
des divers services ont également progressé. Il est probable
(encore que les calculs soient aléatoires) que les salariés ont,
depuis septembre 1949, reperdu une fraction, sinon la totalité, des
15% qui leur avaient été accordés il y a un an.
Rien ne prouve malheureusement que la
libération des salaires, sous la forme du retour aux conventions
collectives, permette de regagner, pour tous les salariés, le
terrain perdu.
Quels avantages attend-on des conventions
collectives?
Le premier, que les gouvernants ne
mentionnent pas en public, mais auquel ils accordent la plus grande
importance, serait d'ordre tactique. Les revendications, au lieu
d'être adressées à l'État, seraient présentées au patronat. Le
refus viendrait de celui-ci et non de celui-là. Le gouvernement
aurait l'illusion de reprendre son rôle d'arbitre.
Cet avantage est incontestable, mais il
touche la forme plus que le fond. Dans le cas des fonctionnaires et
des ouvriers des industries nationalisées, l'État continuerait
d'être directement mis en cause.
D'autre part, en cas de conflit entre les
organisations professionnelles, qui tranchera? Les tribunaux
d'arbitrage? Soit, mais d'après quel principe? Dans le cas des
salaires anormalement bas, passe encore: les rétributions
pratiquées dans d'autres régions ou d'autres industries pourront
servir de critère. Mais si les syndicats demandent une hausse
générale de 20 %, répercutée sur toute la hiérarchie, seul l'État
est susceptible de donner les directives. En Grande-Bretagne, les
tribunaux jugent les litiges, mais ils se réfèrent à une politique
générale des salaires proclamés par le gouvernement. Celui-ci
n'évite pas plus la tâche ingrate de fixer le niveau des salaires
qu'il n'évite la fixation des parités monétaires.
Le deuxième avantage consisterait dans une
plus grande souplesse du système. Les conventions nationales
poseraient des règles générales, le salaire minimum de chaque
catégorie. Dans le cadre des régions, voire des entreprises, des
négociations entre patrons et ouvriers mettraient au point
l'application des principes. Il n'est pas douteux qu'à l'heure
présent bon nombre d'entreprises pourraient augmenter les salaires
sans élever leurs prix. Mais une hausse générale serait funeste
parce qu'un grand nombre d'entreprises ne pourraient la supporter
sans la reporter immédiatement sur les prix de vente.
Ce raisonnement est valable et justifie le
retour aux conventions collectives. Encore faut-il se garder
d'illusions. La souplesse désirée existe déjà pour une part. Les
salaires ont progressé quelque peu depuis la hausse officielle de
septembre dernier. Les branches industrielles, les entreprises
favorisées ont accordé des primes ou des hausses que les branches
ou les entreprises en difficulté ont refusées. Les considérations
économiques, état du marché du travail, rendement de l’ouvrier,
sont intervenues en marge ou en dépit du règlement.
Que l'on veuille accélérer cette évolution,
soit. Encore faut-il reconnaître que, contrairement aux doctrines
de beaucoup de syndicats, elle accroît les différences entre les
rétributions accordées aux ouvriers fournissant le même travail.
Ceux qui appartiennent à des entreprises prospères, par hasard ou
par les mérites de l'entrepreneur, en tireront profit. De plus, la
souplesse dont on découvre aujourd'hui les mérites sera d'autant
plus grande que les conventions nationales laisseront plus de jeu
aux diversités de conditions.
Peut-être les partisans de la "libération",
quand ils en apercevront les conséquences, deviendront-ils soudain
avocats de la fixation autoritaire.