Le suicide de la majorité?
Le Figaro
21 février 1977
Depuis 1962, à savoir l'élection du
président de la République au suffrage universel, la politique
française s'est progressivement durcie, bloquée ou crispée. Peu à
peu le choix a été imposé à tous et à chacun de prendre parti pour
la majorité ou pour l'opposition; les groupes du centre, l'un après
l'autre, ont rejoint l'une ou l'autre des coalitions. Le partage
des radicaux symbolise celui de la classe politique et de la
France. Robert Fabre a choisi MM. Mitterrand-Marchais, Jean-Jacques
Servan-Schreiber a préféré M. Giscard d'Estaing.
La structure actuelle ne reflète pas plus
fidèlement la réalité que ne le faisait la structure toute
différente de la IVe République. Dans un cas comme dans l'autre, ce
sont les institutions, loi constitutionnelle et loi électorale, qui
donnent à la compétition entre les partis et les hommes sa forme
propre. Hier, tout contribuait à la dispersion et à
l'éparpillement, aujourd'hui tout conspire à la formation de deux
armées mobilisées en une campagne électorale permanente. Une moitié
de la France - à 2 ou 3% près d'un côté ou de l'autre - n'est pas
directement représentée dans les conseils du gouvernement.
L'élection du président de la République au
suffrage universel rend inévitable qu'une fois tous les sept ans
les Français se répartissent en deux camps. Mais le scrutin
uninominal à deux tours, instauré pour les élections législatives,
oblige, à son tour, tous les cinq ans, les Français à choisir un
des deux blocs. Comme les observateurs prévoient, à juste titre,
qu'une crise naîtrait inévitablement d'une opposition éventuelle
entre majorité présidentielle et majorité législative, chaque
consultation populaire prend un caractère dramatique parce qu'un
changement de majorité remettrait en question le résultat de la
précédente consultation et risquerait d'entraîner des
bouleversements.
Un seul moyen s'offrait au président de la
République pour "décrisper" la politique: modifier la loi
électorale. Tant que les candidats socialistes ou radicaux de
gauche ont besoin des voix communistes au deuxième tour, la
coalition de gauche résistera aussi bien aux assauts qu'aux
tentatives de séduction. Bien plus, François Mitterrand s'est
peut-être progressivement convaincu lui-même que le programme
commun et le projet socialiste répondent aux nécessités de la
conjoncture. Rien ne permet donc d'espérer (ou de craindre) que
d'ici au printemps de 1978 l'opposition se divise et que François
Mitterrand envisage sérieusement de gouverner avec Valéry Giscard
d'Estaing, qu'il n'a pas rencontré une seule fois depuis 1974.
L'idée qu'un notable de province, style IIIe République, tel Robert
Fabre ou Maurice Faure, se sente plus proche de Georges Marchais
que d'un Lecanuet ou même d'un J.-J. Servan-Schreiber me paraît
proprement burlesque. Il n'en reste pas moins que, par la faute des
institutions et des hommes, la bataille électorale va se dérouler
au cours des prochains mois, entre les deux blocs.
Même les querelles entre socialistes et
communistes ne troublent guère l'opinion: les électeurs de gauche,
pour la plupart, n'ignorent pas les conflits, passés et futurs,
entre socialistes et communistes, aujourd'hui alliés. Les
polémiques entre ces deux partis prennent une signification
idéologique et trouvent par là-même une sorte de justification. Il
n'en va pas de même au sein de la majorité: faute de parti organisé
et de doctrine élaborée, les querelles révèlent presque
inévitablement un caractère personnel et semblent plus ou moins
sordides.
Rien n'est plus frappant, à cet égard, que
l'ascension de Raymond Barre. Le premier ministre doit son autorité
soudaine à sa capacité de dire non, à son courage tranquille et à
la distance prise à l'égard des dissensions proprement
politiciennes. Quel programme peut opposer Jacques Chirac à celui
qu'applique son successeur?
Que les autres acteurs, emportés par la
passion, ne s'y trompent pas: ils perdent tous de leur autorité aux
yeux de la masse des Français, dans la mesure où ils participent à
la bagarre. Hier, des giscardiens se mettaient dans leur tort par
les éclats de leur colère. Au cours des deux dernières semaines,
Jacques Chirac n'a pas évité toutes les fautes dont les
circonstances lui offraient l'occasion.
Faute, le refus de listes d'union dans les
circonscriptions où la gauche a les meilleures chances de
l'emporter; plus grave encore, et qui touche à l'essentiel,
l'attaque directe contre le chef de l'État en présence d'un
ministre en exercice du gouvernement de Raymond Barre. En évoquant
l'incertitude au sommet, Jacques Chirac pense probablement donner
satisfaction à la fraction de l'électorat majoritaire que le
président de la République a déçue ou qui ne se reconnaît pas en
lui. À coup sûr, cette fraction existe, elle s'exprime dans les
salons parisiens. Rien ne prouve que ces électeurs déçus se
rallient au président du R.P.R. qui, de 1974 à 1976, a été
étroitement associé au président de la République. Pourquoi
rendraient-ils Valéry Giscard d'Estaing seul responsable du cours
des événements? Pourquoi, à moins qu'ils ne soient depuis toujours
acquis au parti gaulliste (quel qu'en soit le nom), mettraient-ils
leur espoir dans l'homme qui a contribué plus que tout autre à
l'élection de l'actuel chef de l'État?
En attaquant ce dernier, Jacques Chirac, à
mon sens, se trompe doublement. Les électeurs de la majorité, pour
la plupart, ne le suivront pas s'il prend pour cible le président
de la République sous prétexte de combattre plus efficacement
l'opposition socialistes-communistes. Les Français demeurent
attachés à la fonction présidentielle même quand ils critiquent
celui qui l'exerce. Enfin et surtout, Jacques Chirac ne peut
recruter de militants au-delà des cercles gaullistes qu'à la
condition d'apparaître comme l'adversaire le plus redoutable de la
coalition socialo-communiste.
La candidature à la mairie de Paris, pour
des raisons de circonstances s'accordait avec l'image du "battant"
aux prises avec François Mitterrand. En va-t-il encore de même
aujourd'hui? Jacques Chirac s'était engagé solennellement à
soutenir le plan Barre, à se situer à l'intérieur de la majorité, à
ne pas mettre en cause l'autorité du président de la
République.
À l'allure où vont les choses, que
restera-t-il de ces engagements demain?