D'Hassi-Messaoud à la rue de Rivoli
Le Figaro
8 janvier 1960
Les dissentiments à l'intérieur du
gouvernement se transforment en une crise ouverte. Le commentateur,
qui n'a pas à prendre parti, doit s'efforcer de comprendre et de
faire comprendre de quoi il s'agit et ramener les querelles à leurs
dimensions exactes.
Il y a quelques semaines, le gouvernement
multipliait les mesures de circonstance en vue d'empêcher la hausse
de certains prix (produits alimentaires affectés par la sécheresse
de l'été) de se généraliser. Le ministre des Finances craignait
particulièrement une contagion plus psychologique que mécanique de
la hausse. Aussi était-il amené à reprendre certaines méthodes
qu'il avait employées au cours de son premier passage au pouvoir,
en 1952. Le ministre de l'Industrie s'était, opposé à une baisse du
tarif de l'électricité et du gaz que ne justifiait pas une baisse
du prix de revient.
La diminution des recettes, résultant des
baisses de tarifs, ne pouvait avoir que deux résultats: ou créer un
déficit d'exploitation, contraire à l'esprit de la nouvelle
politique de décembre 1958, ou réduire la marge d'autofinancement,
contraire à l'idée de "relance par les investissements". En tout
état de cause, une baisse arbitraire de certains produits n'exerce
pas une action anti-inflationniste: elle libère, au contraire, un
certain pouvoir d'achat qui risque de se porter sur d'autres
marchandises, soumises de ce fait à une pression encore plus
forte.
En cette circonstance, on le voit, ce
n'était pas M. Pinay, mais M. Jeanneney, qui était du côté de
l'orthodoxie libérale, qui restait fidèle au respect des mécanismes
du marché. Le dialogue était celui du psychologue et du technicien,
non celui du libéral et du dirigiste.
Il en va autrement dans la querelle de la
banque de reconversion et du réseau étatique de distribution du
pétrole. En ce cas, apparemment, un des ministres est favorable à
une intervention accrue de l'État, l'autre à l'entreprise privée.
Les choses, en fait, ne sont pas tout à fait aussi simples.
En théorie, il est souhaitable que la
reconversion, la décentralisation industrielle s'opèrent
d'elles-mêmes, sans que l'État s'en mêle trop directement. En fait,
pour des raisons multiples qu'il est impossible d'énumérer ici, la
décentralisation industrielle, qui figure, depuis des années, dans
tous les programmes, ne progresse guère. Et la reconversion,
lorsqu'une industrie atteinte (par exemple, la construction navale)
se trouve dans une région peu industrialisée, risque d'être lente,
faute d'initiative privée. Je ne suis pas sûr que la formule de la
banque d'État, qui serait la transition entre les industries
condamnées et les futures entreprises privées, soit la meilleure.
En tout cas, elle ne compromettrait nullement la politique de
décembre 1958, qui s'accommode mieux de quelques entreprises
publiques supplémentaires que de la manipulation arbitraire des
prix.
Venons-en, enfin, au réseau national de
distribution du pétrole saharien. Le gouvernement français est
engagé dans des négociations difficiles, accompagnées de menaces
réciproques, avec les compagnies internationales, afin que
celles-ci acceptent de commercialiser un nombre assez élevé de
millions de tonnes de pétrole saharien. L'afflux de ce pétrole,
payable en francs, remet en question l'organisation du marché
français, organisation fondée sur des accords entre le gouvernement
français et les puissantes sociétés internationales. Ces
négociations ont une importance considérable pour notre pays. Les
deux parties détiennent des atouts et elles ont, en dernière
analyse, intérêt à s'entendre. Mais les modalités de l'entente
seront fixées par la force et l'adresse des uns et des autres: le
commentateur ne doit pas intervenir alors qu'une partie de poker
est en cours.
Le "réseau national", qui regrouperait les
petites compagnies, semble une concurrence faite ou un coup porté à
la Compagnie française des pétroles. Étrange conjoncture. La C.F.P.
avait été créée par l'État pour représenter les intérêts français
dans l'internationale des grandes compagnies. Aujourd'hui, soit que
la C.F.P. paraisse trop indépendante de l'État, soit que des hommes
soient en quête de richesse et de puissance supplémentaires, soit
que des raisons techniques soient contraignantes, une compagnie
nationale de raffinage et de distribution serait créée.
Trop de personnes et d'intérêts sont en
cause dans cette affaire pour que l'observateur puisse saisir, de
l'extérieur, les tenants et les aboutissants de chaque partie.
Moins encore pourrait-il prendre position avant que les arguments
pour ou contre aient été exposés. Une seule remarque s'impose:
celui qui découvre, dans le marché du pétrole, la sacro-sainte
entreprise privée a une vue exceptionnellement perçante. En vérité,
le capital et l'État sont inextricablement imbriqués l'un dans
l'autre. Mais la lutte entre les diverses modalités de ce
capitalisme d'État est, aujourd'hui, aussi vive, probablement plus
vive, que la rivalité légendaire entre les entreprises
privées.
L'assainissement monétaire n'est pas à ce
point précaire et la campagne alarmiste est en elle-même
irresponsable, mais il faut souhaiter que l'homme dont le nom
symbolise une politique reste à la barre dans cette période
troublée.