Les embarras de la liberté
Le Figaro
4 juillet 1975
Jamais on n'a tant parlé de la liberté de
la presse. Les affaires du
Republica
au Portugal, du
Figaro
en France, de la Commission de surveillance créée par les partis de
gauche, si différentes soient-elles, fournissent une matière
également favorable à l'analyse et aux invectives.Commençons, au risque de passer pour
pédant, par distinguer trois situations:
la presse d'unanimité
expression d'un État idéocratique,
la presse en liberté surveillée
, censurée, à demi prisonnière, enfin
la presse théoriquement libre
. L'Union soviétique, l'Espagne (et d'innombrables pays du monde),
les États-Unis illustrent respectivement chacune de ces trois
situations.À la presse soviétique les notions
occidentales de liberté ou de censure ne s'appliquent pas. La
presse, comme tous les moyens de communication, remplit une
fonction politique et pédagogique; elle s'exprime selon un système
idéologique que nul ne met en cause, elle emploie les mots
convenus; elle critique, de manière directe ou en publiant des
lettres de lecteurs, telles ou telles erreurs de personnes ou
d'institutions. Si l'on perçoit une divergence entre
l'interprétation que donnent des événements deux journaux, les
spécialistes s'interrogent sur les intentions des hommes ou des
factions qui exercent une influence dominante sur chacun de ces
organes, personne n'y soupçonnera une manifestation d'indépendance
politique du rédacteur.
Cette pratique dont, en Union soviétique,
les communistes ne font pas mystère peut être baptisée de diverses
manières. En Tchécoslovaquie, par exemple, quand les
"révisionnistes" de 1968 voulurent substituer à l'unanimité
théologico-politique la liberté au sens occidental du terme, ils
furent accusés de méconnaître "le rôle dirigeant du parti".
Doctrine de règle dans les démocraties populaires d'Europe
orientale encore que sa mise en application ne comporte pas en tous
les pays la même rigueur.
Comparée à celle de l'Union soviétique, la
presse d'Espagne ou du Brésil semble libre. Non que les journaux ne
soient censurés ou que les journalistes ne soient contraints à
l'autocensure. Mais la diversité des opinions et des jugements se
manifeste avec plus ou moins de retenue. Nulle idéologie globale
n'impose un langage uniforme. La saisie des journaux et
l'arrestation des journalistes, inconnues dans l'univers
soviétique, symbolisent tout à la fois la répression de la liberté
et la distance qui subsiste entre le pouvoir et la presse.
La liberté théoriquement sans entraves,
dont les États-Unis offrent probablement le meilleur exemple, ne va
nulle part sans problèmes. Laissons de côté l'interdiction aux
États-Unis de prêcher le renversement par la force de la
Constitution qui, en Europe, risquerait de frapper nombre des
partis et des journaux d'opposition. Dans tous les pays où la
presse, et la radio et la télévision, sont libres par rapport à
l'État la question se pose de savoir qui possède le capital des
entreprises et quelle influence exercent les propriétaires sur ceux
qui parlent ou écrivent.
En tant qu'entreprise, un journal ou un
poste de radio ou de télévision appartient nécessairement à
quelqu'un. Ou bien à l'État, ou bien à des hommes (ou des groupes)
qui possèdent les capitaux.
En certains cas exceptionnels, par exemple
celui du
Monde
, les rédacteurs se confondent avec les propriétaires - confusion
qui résulte, pour une part, des circonstances dans lesquelles le
journal est né. Le degré de dépendance des journalistes par rapport
aux propriétaires du capital varie selon les pays, selon les
coutumes, selon le caractère des rédacteurs et celui du rédacteur
en chef.Tant qu'une distinction, si approximative
soit-elle, subsiste entre la nouvelle et le commentaire, les
tensions, inséparables de la nature même de l'information,
n'atteignent pas le point de rupture. Malheureusement un seul
journal parisien, à ma connaissance, garde le souci de cette
distinction: le
New York Herarld Tribune
. Ailleurs, les rédacteurs refusent ou méconnaissent cette
distinction. Partant de l'idée, philosophiquement incontestable,
que l'objectivité absolue n'existe pas, ils renoncent à se fixer
pour objectif de s'en approcher le plus possible et chacun d'entre
eux donne à son reportage ou à la présentation de la nouvelle la
couleur de ses préférences politiques.Certes, on peut concevoir des journaux
d'opinions
(au pluriel), collection de tribunes libres sans autre fil
directeur que cette diversité même. Dans aucun des pays d'Occident
un grand journal n'a prospéré et atteint l'indépendance financière
en offrant chaque matin un pot-pourri (ou un cocktail) de jugements
contradictoires sur les événements et les idées. En France, les
grands journaux, qu'ils soient de Paris ou de province, sont
d'abord des journaux dits d'information. S'ils se veulent aussi
politiques, ils doivent représenter une tendance de
l'opinion.Du coup surgit un autre conflit: non pas la
dépendance de la rédaction par rapport aux propriétaires mais
l'irritation des rédacteurs à l'égard de la "hiérarchie", pour
employer l'expression courante. Conflit d'autant plus grave qu'il
s'y mêle un élément de conflit de générations. Je ne fais pas
seulement allusion aux opinions, souvent plus avancées, des jeunes.
Je songe aux professionnels qui - j'en connais- proposent
indifféremment leurs services au
Nouvel Observateur
et au
Figaro
. Il me reste incompréhensible que les mêmes invoquent la clause de
conscience et entrent dans un journal dont ils n'approuvent pas la
ligne.Il va de soi que la ligne, dans un grand
journal d'information, ne comporte ni orthodoxie ni rigidité. Elle
apparaît bien plutôt comme une bande, plus ou moins large, ou comme
un éventail, plus ou moins ouvert. Encore ne doit-on pas l'ouvrir
entièrement, faute de quoi le journal perd son identité - et ses
lecteurs.
Les partis d'opposition décident de
surveiller la radio et la télévision sous prétexte que l'État en
exerce la tutelle; il suffit d'aller dans un service quelconque de
cette immense organisation pour y découvrir des îlots où règne tel
ou tel potentat dont les sympathies ne vont certes pas à la
majorité actuelle. En bref, les uns dénoncent l'État, qui possède
le monopole de la télévision, d'autres les capitalistes,
propriétaires des organes de presse, d'autres encore les directeurs
de rédaction, d'autres enfin les journalistes, en immense majorité
"gauchisants". Ce dernier grief n'est pas nécessairement le moins
fondé.
Bien entendu, il suffit d'accorder à l'État
le monopole de l'information pour se débarrasser des embarras de la
liberté. Il en va de la presse comme de l'État selon Montesquieu:
"Toutes les fois que l'on verra tout le monde tranquille dans un
État qui se donne le nom de République, on peut être assuré que la
liberté n'y est pas."