Puissance de la monnaie
Le Figaro
29 octobre 1948
Depuis qu'elle est, grâce à la réforme
monétaire, sortie d'une misère sans espoir, l'Allemagne occidentale
connaît un redressement économique presque miraculeux. Mais elle
connaît aussi les conflits de doctrine et les oppositions
d'intérêts qui agitent, depuis la fin de la guerre, tous les pays
d'Europe. Rien ne ressemble tant à nos querelles du dirigisme et de
la liberté que les querelles entre sociaux-démocrates et
démocrates-chrétiens (qui, de l'autre côté du Rhin, sont de
tendance libérale) sur les avantages et les inconvénients du
mécanisme des prix et de la répartition administrative des
produits.
L'introduction de la nouvelle monnaie a
donné d'abord des résultats sensationnels. Dans quelques secteurs,
la production a augmenté de plus de 50%, globalement elle
atteignait en juin 44%, en septembre 67% du volume de 1936. Au
rythme actuel, la production de l'acier approche sept millions de
tonnes par an. L'ouvrier travaille mieux, parce que les marks
gagnés lui donnent la certitude de conditions de vie meilleures, le
commerçant ou le paysan cesse de dissimuler ses récoltes, son
bétail ou ses stocks, parce que la monnaie, au lieu d'être sans
pouvoir d'achat comme l'ancien mark, au lieu de n'avoir qu'une
valeur fondante comme en France, a retrouvé sa fonction et sa
stabilité.
Mais l'expérience monétaire s'est
accompagnée d'une expérience économique. On "libéra" les produits
industriels et la plupart des produits agricoles. Du coup, une
controverse s'est instituée sur la part respective de la monnaie
saine et des prix libres dans l'assainissement économique. Et une
controverse plus vive encore sur l'attitude à adopter à l'égard de
la hausse des prix: retour au contrôle ou maintien de la
liberté.
La hausse des prix
La bizone, en dépit des progrès réalisés
depuis six mois, passe incontestablement par une crise grave.
L'origine en est la hausse des prix, qui suscite les revendications
des salariés, fait naître de nouvelles inquiétudes sur la stabilité
de la monnaie et pousse les socialistes à réclamer le
rétablissement du dirigisme.
La hausse des prix, par rapport aux niveaux
officiels et fictifs d'hier, était prévisible et inévitable. Elle
traduit l'appauvrissement du pays, l'usure du matériel, la
diminution du rendement. Le rapport prix-salaires doit être
différent aujourd'hui de ce qu'il était en 1938: comment les masses
pourraient-elles obtenir, après le désastre, les mêmes moyens
d'existence que dans le Reich puissant et glorieux? De plus, il
était difficile d'adapter exactement la quantité de monnaie mise en
circulation aux ressources. Il semble qu'en dépit de la rigueur des
autorités alliées, on ait été plutôt trop généreux. Avec une
production inférieure d'un tiers, la quantité de monnaie par tête
de la population est à peu près la même qu'avant la guerre.
Le marché libre ne s'applique qu'à
l'économie intérieure. Pour les exportations, une agence alliée a
conservé son monopole. Pour les importations, tout dépend des dons
américains. Il suffit que les arrivages de telle ou telle matière
première diminuent, pour que la production, à son tour, se
ralentisse et que les prix des marchandises montent (textiles,
souliers).
La vitesse de la circulation s'est accrue
pour des raisons surtout psychologiques: on n'épargne guère, à la
fois parce que le niveau de vie est encore bas, parce que les
épargnants viennent de perdre toutes leurs réserves, parce qu'on a
des besoins indéfinis à satisfaire après tant de privations. Du
coup, la disproportion entre la demande solvable et l'offre, pour
certains produits de consommation courante, est telle que les
intermédiaires et les commerçants sont en mesure de réaliser des
bénéfices qui scandalisent l'opinion.
Enfin, on attend la loi qui doit fixer la
répartition des charges entre ceux qui furent frappés et ceux qui
furent épargnés par les bombardements, déportations, spoliations,
etc. En dehors même de cette liquidation du passé, les finances des
États sont déséquilibrées, et elles le resteront tant que les frais
d'occupation n'auront pas été réduits, que l'appareil
administratif, artificiellement gonflé, n'aura pas été
considérablement allégé.
Cette description des difficultés
allemandes s'appliquerait sans grand changement aux difficultés
françaises. Les principales différences sont que le niveau de vie
allemand est encore largement inférieur à celui des Français et que
la bizone a une monnaie neuve, encore respectée, alors que nous
avons une monnaie à l'avant-dernier stade de la
dévalorisation.
À l'intérieur de l'administration
économique de la bizone, comme à l'intérieur de chaque gouvernement
français, libéraux et dirigistes s'affrontent. Le tenant des
méthodes libérales est le directeur des Affaires économiques, Dr
Erhard. Le directeur de l'agriculture et du ravitaillement,
Schlange-Schoeningen, est partisan, au moins à titre provisoire, de
contrôles renforcés.
C'est évidemment dans le secteur du
ravitaillement que la libération des produits a été le plus
limitée, céréales et viande restant soumises au régime de la
répartition administrative à prix fixes. Du coup, ces prix se sont
trouvés anormalement bas et les paysans, obligés de payer à des
cours plus élevés les produits industriels, ont protesté. Le
directeur de l'agriculture est revenu sur la libération d'un
certain nombre de produits agricoles (animaux de trait, semences,
œufs) et un conflit public a éclaté entre lui et le directeur de
l'économie. Non que celui-ci entende laisser libre cours aux
mouvements "spontanés" des prix. Il se propose d'appliquer une loi
sur les profits illicites, de publier régulièrement, pour les
objets de consommation, des échelles de prix normaux, correspondant
aux coûts de production et qui serviraient d'indication et de
défense aux consommateurs. En d'autres termes, le conflit n'est pas
entre un dirigisme intégral et un libéralisme théorique, mais entre
deux tendances opposées.
L'expérience ne laisse guère de doute.
Autant il peut être légitime, en tel cas particulier, de bloquer
provisoirement un prix, autant la tentative pour reconstituer la
gestion bureaucratique de la pauvreté serait vouée à l'échec.
Là-bas, comme ici, le produit "réenchaîné" tend à disparaître. La
zone française, qui a résisté davantage à l'expérience libérale,
n'est certes pas celle où les progrès les plus marqués ont été
accomplis.
D'un autre côté, l'expérience du marché
demeure en suspens. Si l'on consent à des hausses générales de
salaires, on augmentera la disproportion entre revenus et biens
disponibles et l'on entrera dans le "cycle infernal". Mais si les
prix demeurent trop élevés, les salariés accepteront-ils
indéfiniment le rationnement par l'argent? Il est indiscutable que
celui-ci leur accorde substantiellement plus que le dirigisme
d'hier. Mais l'on supporte peut-être plus aisément la pénurie qui
semble commune que des privations inégalement distribuées. De plus,
les sociaux-démocrates, pour priver leurs adversaires actuellement
au pouvoir des mérites et des bénéfices politiques du redressement
économique, dénoncent le retour à la liberté et font espérer les
avantages conjugués de l'assainissement monétaire et d'une
répartition plus égalitaire. À les en croire, ce n'est pas le
rétablissement du marché, mais seulement la nouvelle monnaie qui a
suscité l'extraordinaire expansion. Comme si la monnaie aurait pu
jouer son rôle si les prix étaient demeurés artificiels, sans
rapport avec les coûts de revient relatifs des produits!
Il est probable que, pour l'instant,
l'expérience libérale va être poursuivie. On ne saurait s'en
dissimuler la précarité, puisqu'une victoire électorale de la
sociale-démocratie suffirait à renverser l'orientation, et que le
succès, même sur le plan économique, dépend autant des alliés que
des autorités allemandes. À la longue, en Allemagne comme en
France, il n'y a d'autre solution qu'un accroissement de la
production. Nous en étions, avant les grèves, à 115% du niveau de
1938, l'Allemagne est à 70% du niveau de 1936, ici et là, il reste
un long chemin à parcourir pour relever les ruines et restaurer le
niveau de vie des masses.
En attendant, l'exemple de la bizone nous
rappelle quelques vérités de sens commun, qu'on ne se lassera pas
de répéter. Une économie sans monnaie n'est pas seulement
désorganisée, elle est aussi paralysée. Il serait absurde
d'attendre d'un assainissement monétaire, en France, des bienfaits
aussi éclatants que dans la bizone. Il ne serait pas absurde d'en
attendre la fin de la guerre entre villes et campagnes, car c'est
la défiance à l'égard de la monnaie qui oblige à réquisitionner ce
que les paysans vendraient volontiers s'ils croyaient à la valeur
du franc.
La réforme monétaire, par elle-même, ne
rétablirait pas plus en France qu'en Allemagne l'équilibre des prix
et des salaires, des ressources et des besoins, mais au point où
nous en sommes, on ne rétablira pas cet équilibre sans une réforme
monétaire.