Le mythe américain de la société sans
classes
Le Figaro
9 septembre 1959
"Rattraper et dépasser les États-Unis pour
le volume de la production et le niveau de vie", tel fut, depuis le
premier plan quinquennal, le mot d'ordre de Staline et de M.
Khrouchtchev. "Rattraper et dépasser l'Union soviétique pour la
vigueur de la propagande", tel pourrait être le mot d'ordre de M.
Richard Nixon, à en juger d'après son récent voyage en Union
soviétique. De cette compétition des idées au temps de la
coexistence pacifique, la formule "les États-Unis, société sans
classes", lancée à Moscou par le vice-président américain, offre
une éclatante illustration.
Des écrivains progressistes se sont hâtés
de mettre l'accent sur la part de mythologie que comporte cette
formule avec une vigilance qui serait plus admirable si elle avait
toujours été en éveil à l'égard des slogans venus de l'autre bord.
Car, malgré quelques progrès, les exploits de la propagande
américaine demeurent aussi inférieurs à ceux de la propagande
soviétique que le niveau des prolétaires "libérés", outre-rideau de
fer, est inférieur à celui des prolétaires "opprimés",
outre-Atlantique.
Partons d'une constatation aussi banale que
déplaisante: toutes les sociétés complexes connues jusqu'à nos
jours ont été hétérogènes. Les membres d'une collectivité, que
celle-ci se déclare capitaliste ou socialiste, qu'elle soit située
en Asie, en Europe ou en Amérique, sont inégaux en revenus, en
prestige, en autorité. Cette inégalité est sociale, en ce sens
qu'elle est déterminée directement par la place que chacun occupe
dans la société, sans qu'on la puisse imputer à la seule inégalité
des dons, si incontestable que soit cette dernière. Partout les
divers métiers sont inégalement rétribués. Partout l'ingénieur est
mieux payé et plus estimé que le manœuvre, ou le directeur que
l'ingénieur. La hiérarchie des revenus et des prestiges varie
quelque peu avec les régimes, mais moins que ne le voudraient les
réformateurs.
Cette hétérogénéité fondamentale étant
donnée, en quoi peut consister la disparition des classes dont se
vantent, chacun dans son style, les deux Super-Grands? En ce qui
concerne les États-Unis, j'aperçois quatre sens possibles de cette
disparition:
1° L'élévation du niveau de vie, la
réduction des écarts entre la base et le sommet de l'échelle des
revenus, la concentration d'une fraction croissante de la
population aux échelons intermédiaires peuvent créer des conditions
d'existence de moins en moins différentes pour un nombre de plus en
plus grand de citoyens. On parlera, en ce cas, de
tendance à l'homogénéité
.2° Dans les sociétés du passé, le sort de
chacun dépendait avant tout de la naissance. Les distinctions de
classe étaient héréditaires et juridiques. Dans les sociétés
modernes, les obstacles juridiques à la promotion sociale ont été à
peu près tous supprimés. Même sans révolution, un fils de paysan
(Albert Lebrun) peut devenir Président de la République. Mais la
suppression des obstacles juridiques laisse subsister des obstacles
sociaux. Un fils de fonctionnaire ou de chef d'entreprise a plus de
chances de réussir dans ses études (à égalité de dons) qu'un fils
d'ouvrier et, par suite, d'accéder à un poste élevé dans la
hiérarchie. Plus les privilèges se transmettent de génération à
génération, plus les classes sont consistantes. Moins sont marquées
les différences au point de départ, plus les cas de promotion
sociale sont fréquents et plus les classes perdent de réalité. On
parlera de
tendance à une mobilité sociale
accrue.3° Les distinctions matérielles dans les
façons de vivre ne sont pas seules en cause. En un sens, une classe
existe quand les individus croient qu'elle existe. La France existe
parce que les Français se croient et se veulent Français. Le jour
où ils ne sauraient plus quelle est leur patrie, ils auraient beau
vivre, sentir, agir autrement que les Allemands ou les Anglais, la
France aurait, pour ainsi dire, disparu avec la conscience
d'appartenance nationale. Il en va de même pour les classes. Si les
ouvriers ne se sentent plus autres que les membres des autres
groupes, s'ils ne se veulent plus "prolétaires", le prolétariat
perd, du même coup, une part de sa réalité psychologique: on
parlera, en ce cas, de
tendance à un effacement de la conscience de
classe
.4° Enfin, les travailleurs d'usine peuvent
se sentir à la fois ouvriers et Américains, séparés de leurs
employeurs par leur situation et certains intérêts, mais engagés
dans une entreprise commune, désireux de maintenir avec tous leurs
compatriotes une communauté nationale et un régime de liberté. La
conscience de classe n'entraîne pas nécessairement une volonté de
lutte à mort. On parlera, en ce cas, de
conscience de classe sans conscience
d'antagonisme
.Beaucoup d'auteurs américains prétendent
qu'à plusieurs des points de vue précédents les classes américaines
sont en voie d'effacement. L'homogénéité des conditions d'existence
s'accuse, un nombre croissant d'individus se mettent d'eux-mêmes
dans la classe moyenne, celle qui a la conscience la plus faible de
séparation. Enfin, ceux-mêmes des ouvriers américains qui ont une
certaine conscience prolétarienne ne se jugent pas pour autant
ennemis des autres classes.
On discutera moins des tendances qui sont
presque incontestables que du degré d'avancement déjà atteint. Il
subsiste aux États-Unis des sous-prolétariats, des groupes
nationaux, Mexicains, Porto-Ricains, où le nombre des pauvres,
voire des misérables, est important. Mais il n'est pas douteux
qu'une fraction croissante de la population bénéficie de conditions
de vie (vêtement, nourriture) analogues. Les biens de consommation
durable (réfrigérateurs, automobiles, postes de télévision) sont
accessibles à la plupart des familles.
En ce qui concerne la mobilité sociale, les
enquêtes, difficiles et partielles, ne permettent pas d'affirmer
une évolution très nette dans un sens ou dans un autre. Au point de
départ, les chances d'un fils de bourgeois sont toujours
incomparablement supérieures à celles d'un fils d'ouvrier. Bien que
l'élargissement du système d'enseignement facilite l'ascension des
individus, d'autres facteurs agissent en sens contraire.
Quant à la conscience de classe, elle est
relativement faible aux États-Unis, même dans la classe ouvrière,
et rarement accompagnée d'un sentiment d'antagonisme. Pourquoi? À
cause des différences de nationalités et de religions, à cause du
mythe "du bâton de maréchal dans la giberne de chacun", à cause de
la rapidité du progrès économiques et de la prospérité?
Probablement n'est-il pas de réponse unique ou de réponse assurée à
une telle question. Du moins personne ne saurait mettre en doute
une vérité de la Palisse: quand les hommes croient à la société
sans classes, ils contribuent à la réaliser.
Que les porte-parole de M. Khrouchtchev ne
triomphent pas trop vite: les doctrinaires soviétiques font de même
et ils emploient des procédés autrement cruels.