Nouvelle chance pour l’Europe
Le Figaro
28 mars 1972
Le référendum sur l’élargissement du Marché
commun prête à trois sortes de commentaires, constitutionnels,
politiques et diplomatiques.
À n’en pas douter, la question, posée aux
Français, n’a rien de commun avec celles que suggère la doctrine
classique ou qui sont posées aux Suisses. Le référendum, selon la
doctrine des juristes ou selon la coutume suisse, porte sur un
sujet précis, il suppose une opinion divisée, un débat ouvert, il
laisse les citoyens libres de dire
non
sans ébranler le gouvernement ni exprimer de défiance à l’égard des
élus. Il a pour fonction d’assurer une participation directe du
peuple souverain à l’exercice du pouvoir législatif. Il n’en va pas
ainsi sous la Ve République: le référendum est devenu une question
de confiance.Non seulement c’est au président de la
République qu’appartient l’initiative mais c’est lui qui interroge
et c’est à lui que le peuple répond. L’opinion sur le problème
particulier ne se sépare plus, ne peut plus se séparer de la
confiance dans la politique générale du chef de l’État.
L’opposition proteste, légitimement de son point de vue, contre une
confusion, essentielle à la pratique constitutionnelle telle que le
général de Gaulle l’avait instaurée et telle que M. Pompidou vient
de la renouveler.
Cette pratique complète et consacre
l’élection du président de la République au suffrage universel. Élu
pour sept ans, le président risquerait de perdre le contact avec
ses électeurs s’il ne les invitait, de temps à autre, à s’exprimer,
par oui ou par non, sur une décision, importante ou symbolique.
Ainsi le général de Gaulle fit approuver l’indépendance de
l’Algérie, la réforme de la Constitution. La réponse négative au
référendum de 1969 et la démission qui suivit immédiatement du
général de Gaulle confirmèrent la portée de l’institution. Libre de
refuser la confiance, le peuple ne garde pas la liberté d’approuver
la mesure particulière qui lui est soumise sans approuver du même
coup l’ensemble de l’action menée par le président. Que cette
pratique comporte un élément plébiscitaire, sans doute, mais
l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, la durée
du mandat présidentiel, le rôle subordonné du chef de gouvernement
impliquent cet élément. M. Pompidou vient de rappeler qu’il
n’interprète pas la Constitution autrement que son illustre
prédécesseur.
Le commentateur jugera la question
particulièrement bien ou mal choisie selon qu’il appartient à la
majorité ou à l’opposition. Les socialistes qui, en grand nombre,
avaient reproché au général de Gaulle de s’être opposé à la
candidature de la Grande-Bretagne ne peuvent voter
non;
ils refusent de voter
oui
en raison du caractère même du référendum.D’aucuns objecteront qu’en répondant oui,
ils auraient enlevé à celui-ci sa signification plébiscitaire;
qu’ils l’auraient ramené à sa fonction spécifique. Je doute que
cette dissociation du problème particulier et de la politique
générale fût en aucun cas possible. La réponse négative que le
parti communiste devait et voulait donner ne permettait pas au
parti socialiste d’échapper à la double impossibilité du oui et du
non.
Le parti communiste a toujours critiqué,
combattu l’unification européenne, que l’Europe fût petite ou
grande, européenne ou atlantique. (Il la juge aujourd’hui,
semble-t-il, à la fois européenne et atlantique.) Le P.S.U. va
faire campagne contre l’Europe des trusts en négligeant la question
précise qui, dit-il, n’intéresse personne. La fraction du parti
socialiste, issue de la S.F.I.O. M. Guy Mollet et, ses amis, ne
peuvent tenir un pareil langage. Depuis le pool charbon-acier
jusqu’au traité de Rome, ils ont pris une part décisive à la
construction européenne. Ils ont appelé de leurs vœux l’adhésion de
la Grande-Bretagne: comment se déjuger aujourd’hui? L’abstention
demeure le dernier recours. Encore faut-il que les électeurs
comprennent une telle attitude, toujours difficile à
justifier.
La ratification du traité avec les quatre
pays qui vont entrer dans la Communauté européenne ne soulevait,
dans le pays, aucune passion, favorable ou hostile. En majorité,
les Français se réjouissaient de l’événement: ils n’y trouvaient
pas matière à un débat, même mineur. À poser au pays une question
que celui-ci ne se posait pas, le président de la République
remportera-t-il une victoire sans péril, donc sans gloire? Le doute
subsiste. Une participation faible apparaîtrait comme une défaite.
Ensuite et surtout, je n’exclus nullement que le référendum ait
plus de portée que ne lui en concèdent ses adversaires.
Il divise l’opposition? À coup sûr, mais
surtout il révèle une division qui existait. En fait, il n’y a pas
d’autre majorité possible, dans la France telle qu’elle est, que la
majorité présidentielle dans laquelle l’U.D.R. aura, selon les
circonstances, une place plus ou moins large. Il n’y a peut-être
pas, à proprement parler, de parti ««hégémonique», mais il y a une
majorité «hégémonique». Socialistes et communistes sont contraints
par la loi électorale de conclure, une alliance de désistements
réciproques. Ils n’ont aucune chance, dans le proche avenir, de
gouverner ensemble.
En revanche, M. Pompidou souhaite élargir
la majorité et le référendum y contribuera. Il permettra à la
dernière fraction du centre, réfugiée sur l’Aventin, de se rallier
sans se renier. Le débat entre M. Couve de Murville et M. Lecanuet,
à la télévision, appartenait déjà au passé. La querelle entre les
Européens de la première heure et les gaullistes, entre ceux qui
ont voulu l’unité européenne et ceux qui l’ont réalisée
partiellement, se terminera avec l’élargissement de la Communauté.
Qui garde le dernier mot? Nul ne le sait encore. Mais, par le
référendum, M. Pompidou s’engage lui-même et son prestige et son
avenir. Il tirerait de l’approbation populaire une autorité accrue
face à nos partenaires, il ne gardera le bénéfice de cette
confiance qu’à la condition de ne pas décevoir les espérances qu’il
a ranimées.
M. Marchais et M. Mitterrand ne voient que
la manœuvre politique. Ils se refusent à reconnaître l’autre
aspect, le plus important, de la conjoncture: le devoir que
s’impose à lui-même le président de la République de réussir,
autrement dit de renforcer les institutions de la Communauté
élargie et d’en assurer le fonctionnement. Europe à Dix que sa
dimension en même temps que la crise monétaire contraindront à
l’autonomie par rapport aux États-Unis et dont le régime économique
exclut l’intégration dans l’Europe soviétique. Il n’y a jamais de
dernière chance en histoire. Il reste que le président de la
République s’oblige à donner à l’Europe une nouvelle chance. Un
pourcentage élevé de participation signifierait une victoire pour
l’Europe autant que pour le chef d’État.