«Gouverner, c’est choisir»
Le Figaro
26 août 1954
Les dernières démarches du président du
Conseil offrent un exemple typique des défauts que M. Mendès France
dénonçait hier avec tant de sévérité. Je n’aurai pas la cruauté de
rappeler les termes qu'il employait pour écarter à l'avance, comme
inconcevable, la décision à laquelle le Conseil des ministres s’est
finalement rallié avant-hier.
Il n'est pas besoin d'invoquer les bons
auteurs ou les hommes d'État au faîte de la gloire pour comprendre
qu'un gouvernement français qui n'aurait pas de politique allemande
ne serait pas un gouvernement du tout. L'actuel gouvernement a le
droit d'être hostile à la Communauté de défense; il a même le
droit, déjà plus discutable, de s'en remettre à l'Assemblée et de
ne s'engager ni pour, ni contre la ratification (comment voteront
les ministres?). Il n'a pas le droit de ne pas dire la politique
qu'il suivrait à l'égard de l'Allemagne et du réarmement de la
République fédérale après le rejet éventuel de la C.E.D. Mais cette
politique de remplacement serait probablement elle aussi rejetée
par l'Assemblée.
Expliquons clairement les choses.
Supposons que M. Mendès France, il y a un
mois, soit venu devant l'Assemblée et ait demandé à celle-ci de
voter sur le projet d'un gouvernement tunisien dirigé par le
Néo-Destour, auquel serait confié le plein exercice de la
souveraineté interne. Supposons ensuite qu’il n'ait pas engagé la
responsabilité de son gouvernement. Il n'est pas exclu que dans
cette hypothèse, l'Assemblée aurait voté contre le projet. Mais on
aurait justement critiqué le président du Conseil qui n’avait pas
mis les députés en face de la situation authentique, autrement dit
qui ne leur aurait pas indiqué clairement: voici les diverses voies
qui s'offrent à nous, il faut en choisir une. Refuser telle ou
telle ne signifie rien, si vous n'acceptez pas les conséquences
inexorables de votre refus.
Revenons au cas de la Communauté de défense
et de la politique allemande. Après une tentative de compromis, le
gouvernement, si l'on s'en tient au Conseil de cabinet de mardi, ne
pense plus rien sur un sujet qui, paraît-il, est d'importance
vitale pour la nation. Un vote hostile de l'Assemblée est probable:
le Français dit plus volontiers non que oui, et les députés sont à
cet égard exceptionnellement représentatifs. Les ministres
«européens» accepteraient-ils le résultat après ce léger pipage des
dés? Admettons-le. Quelle sera la politique du gouvernement?
Séparation des traités de Bonn et de Paris?
La formule est à la mode: on rendra la souveraineté à l'Allemagne
en réservant provisoirement l'aspect militaire de la souveraineté.
Ceux qui proposent cette solution, qui sera effectivement imposée
par nos alliés anglais et américains ont l'air d'ignorer les
conséquences prochaines de cette séparation (combien de temps
seront maintenues les restrictions de souveraineté prévues par les
accords de Bonn?). Et surtout, ils n'ont pas le courage de
reconnaître le choix qui s'imposerait à nous au bout de quelques
semaines ou de quelques mois: ou bien le veto de la France contre
tout réarmement de l'Allemagne, ou bien le consentement à un
réarmement de la République fédérale qui risque d'être sans
contrôle, sans accord avec la France.
Le premier terme de cette alternative est
celui qu'escomptent les Claude Bourdet et autres que le président
du Conseil a tort de prendre au sérieux. D'une façon ou d'une
autre, ce choix porterait un coup grave à la solidarité atlantique.
Le deuxième terme de l'alternative comporterait beaucoup plus
d'inconvénients et de risques que la Communauté de défense et
vaudrait à ceux des anti-cédistes qui l'auraient choisi, fût-ce par
leur abstention, une place d'honneur dans la postérité de
Gribouille.
D'autres formules sont concevables, comme
l'entrée de l'Allemagne dans N.A.T.O. Mais est-il encore temps de
les négocier et seraient-elles acceptées par l'Assemblée?
Quelle que soit la décision de M. Mendès
France, il a le strict devoir de la faire connaître à l'Assemblée
et d'en obtenir l'approbation par celle-ci. Il ne serait pas
tolérable que la Chambre partît en vacances après avoir repoussé la
C.E.D. et sans savoir quelle politique le gouvernement adoptera. Si
M. Mendès France n’engage pas sa responsabilité sur la C.E.D., il
doit l'engager sur une politique de rechange. Et si l'Assemblée
rejette encore celle-ci, la dissolution serait la conclusion
logique et nécessaire.
Depuis deux ans, je supplie mes amis
«européens» de ne pas tomber dans le talmudisme de la
supranationalité, de consentir à certaines révisions de ne pas
livrer la bataille sur un terrain défavorable. La tentative de
compromis a été faite trop tard, sans conviction pour dire le
moins. La lecture attentive des textes publiés par la conférence de
Bruxelles suggère, à mon sens, une conclusion contraire à celle que
l'on répand de tous côtés: un accord était possible entre les «Six»
et cet accord offrait la seule issue. Peut-être, n’y a-t-il pas, au
Palais-Bourbon, de majorité en faveur de la Communauté, mais il n'y
a certainement pas de majorité fidèle à l’alliance atlantique sans
les 200 à 300 députés «européens». En écoutant des voix parisiennes
qui ne représentent rien dans le pays, en s’aliénant les Européens,
le président du conseil commettrait une erreur irréparable. Même
s'il parvenait à gagner les vacances, son gouvernement serait dès
ce moment aussi dépourvu de majorité que celui auquel il a succédé
et l'autorité qu’il s'est justement acquise dans d'autres secteurs
s'en trouverait détruite.
Avec le protocole accepté par les «Cinq»,
ou la période probatoire de M. Pinay, la C.E.D. atténuée peut
encore être ratifiée, si M. Mendès France le veut, s'il choisit
clairement entre ses partisans d'hier et les exigences de la
situation.
Mais qu'il ne se fasse pas d’illusions.
S'il devait demain, par son action ou par son inaction, recueillir
l'approbation des intellectuels communisants et neutralistes qui
visent l'Organisation atlantique elle-même, alors la bataille
serait livrée dans le pays, et comme en 1946 contre la première
Constitution, elle serait gagnée, non par les communistes, leurs
alliés, leurs complices et leurs dupes, mais par les amis de la
liberté.