L'économie française à l'épreuve
Le Figaro
29 janvier 1965
Depuis plusieurs années, les controverses
théoriques sur la part respective de l'État et des entreprises
privées, du plan et des mécanismes du marché semblaient apaisées.
Le manifeste récemment publié par la Confédération nationale du
patronat français, les grèves du service public inaugurent-ils un
débat comparable aux débats passionnés des années 30 et du
lendemain de la Libération, dont l'objet serait le régime
économique de la France? Je ne le crois pas.
En fait, depuis 1946, le secteur public est
resté ce qu'il était. Les nationalisations ont été maintenues mais
aucune branche de l'économie, aucune grande entreprise n'a changé
de statuts. Bien plus, l'opinion semble s'être désintéressée de ce
que l'on baptisait réformes de structures il y a trente ans, à
savoir la substitution de l'État aux propriétaires privés. Les
partis de gauche n'ont pas mené campagne en faveur de
nationalisations nouvelles: rien n'annonce sur ce point la rupture
de la trêve, ou, si l'on préfère, de la quasi-unanimité
nationale.
L'économie concertée, la planification
souple sont et demeurent la charte de notre économie.
Dans les commissions de modernisation,
chefs d'entreprise, fonctionnaires, représentants syndicaux se
retrouvent et dialoguent comme ils ont pris l'habitude de le faire
depuis qu'existe le commissariat au plan. La gestion de M. Pompidou
ou de M. Giscard d'Estaing n'est pas plus dirigiste que ne l'était
celle de leurs prédécesseurs. Au contraire, tout se passe comme si
le ministre des Finances prenait pour modèle Raymond Poincaré et
voulait remettre en honneur les doctrines orthodoxes du passé.
Alors que les dirigeants américains, en partie sous l'influence des
économistes européens, comptent sur les dégrèvements fiscaux pour
accélérer la croissance, la propagande de l'actuel gouvernement a
pour thème l'équilibre budgétaire, le budget entendu au sens le
plus large. On se croirait revenu à la "belle époque". (Il est vrai
qu'à la "belle époque" une publicité de l'État pour célébrer
l'équilibre budgétaire eût inconcevable).
Cette politique est-elle juste ou non? Je
n'ai pas l'intention d'en discuter pour l'instant. Mais le fait est
qu'elle va plutôt dans le sens d'une restauration que d'une
révolution. Il est donc au premier abord surprenant que les
porte-parole du patronat aient choisi ce moment pour dénoncer
l'étatisme envahissant, au risque d'indisposer nombre d'hommes, y
compris les chefs d'entreprise, qui auraient souscrit sans réserve
à d'autres articles du manifeste.
Celui-ci commettait, me semble-t-il,
l'erreur de mêler principes éternels et une considération de
circonstance. Le livre de M. Bloch-Laîné, à tort ou à raison,
envisage une réforme de l'entreprise. Mais le gouvernement n'a pas
pris à son compte ces idées de réforme. L'autorité des chefs
d'entreprise n'est pas plus menacée aujourd'hui qu'hier. En
revanche, le plan de stabilisation comporte des mesures telles que
blocage des prix, subvention, taxation, qu'il est loisible de
critiquer, non parce qu'elles sont contraires à la nature, mais
parce qu'elles ont été le plus souvent inefficaces.
Le paradoxe de la conjoncture présente est
que le ministre des Finances fait dans le plan de stabilisation une
large place aux interventions administratives, tout en visant par
ailleurs à réduire le rôle de l'État dans la transformation de
l'épargne privée en investissements publics. À cet égard, M.
Giscard d'Estaing va en sens contraire du courant historique. Dans
la plupart des pays développés, les gouvernements s'abstiennent
autant que possible de fausser le mécanisme des prix, mais ils
s'efforcent d'agir sur le volume global des investissements, voire
d'assurer eux-mêmes la mobilisation de l'épargne en vue de la
construction ou des investissements productifs.
La politique actuelle du gouvernement, à
tendance bureaucratique d'un côté, à tendance libérale de l'autre,
explique les équivoques du manifeste patronal, défenseur des lois
naturelles, contre un plan de stabilisation mis en application par
un ministre à d'autres égards plus libéral que la plupart de ses
prédécesseurs. Ces contradictions suscitent des réactions d'autant
plus vives chez les dirigeants de notre industrie que la
conjoncture est plus difficile. L'économie française fait pour la
première fois, sans protection est sans avantage, l'expérience du
Marché commun et, du même coup, de la concurrence mondiale.
De 1953 à 1957, l'expansion de notre
économie a été rapide, mais le taux artificiel du change obligeait
à maintenir une protection par des contingences, des droits de
douane, des taxes spéciales à l'importation. De 1958 à 1963, cette
protection a disparu, mais la dévaluation de décembre 1958 avait
donné une marge de manœuvre. La hausse des prix se poursuivit
d'année en année plus rapide que chez nos principaux partenaires et
concurrents. Au cours des premières phases, le désarmement douanier
prévu par le Traité de Rome jouait en notre faveur dans la mesure
où la réduction proportionnelle s'appliquait à des tarifs en
général plus élevés que ceux des Allemands ou des Hollandais. En
1963, l'avantage de prix que nous avait assuré la dévaluation
n'existe plus. Les tarifs à l'intérieur du Marché commun sont bas.
Les entreprises américaines implantent des filiales en Europe. Le
tarif extérieur commun n'est pas très élevé et, dans de multiples
secteurs, tous les producteurs du monde, et non pas seulement nos
partenaires européens, sont présents sur le marché français. La
grande épreuve, retardée d'abord par le protectionnisme d'après
guerre, atténuée ensuite par la dévaluation de 1958, a
commencé.
Telle est la conjoncture dans laquelle le
patronat a exprimé des inquiétudes légitimes en un langage
partiellement anachronique. La nécessité d'investir, la fonction
indispensable du profit dans une économie libre, le danger des
interventions artificielles, tous ces avertissements sont
justifiés. Mais il n'était nul besoin d'invoquer les lois
naturelles pour les faire entendre. Le ministre, il est vrai, ne
donne pas le meilleur exemple en transfigurant l'équilibre
budgétaire, peut-être opportun cette année, en symbole d'une bonne
gestion.
Si, demain, une relance devient nécessaire,
lui aussi vantera les mérites du déficit. Mais l'opinion lui
fera-t-elle confiance s'il a réussi entre-temps, contre ses propres
convictions, à la persuader que seul l'équilibre budgétaire est
vertueux et efficace.