Budapest 1956: destin d'une révolution
Preuves
octobre 1966
Aucun événement n'a ému la conscience des
hommes libres autant que la révolution hongroise de 1956. Aucun,
avec le recul de dix années, ne revêt une signification politique
aussi équivoque. La formule des psychanalystes, celle de la
surdétermination, de la pluralité de significations incluses en un
même acte ou une même pensée, s'applique à cet instant de
l'histoire.
Tâchons, pour déchiffrer le langage obscur
des faits consignés par la chronique et des expériences vécues,
d'évoquer nos propres sentiments, ceux d'hier encore tout proches
et vivants, en dépit des années.
Quand la révolution hongroise éclate et,
durant quelques jours, triomphe, elle nous apparaît proprement
miraculeuse. Elle réfute notre scepticisme: un régime totalitaire
une fois installé, disions-nous tous, n'a plus rien à craindre de
ceux qui lui sont soumis; la propagande habitue les hommes à la
servitude, la police décourage les velléités de révolte. Mussolini
a été renversé par la défaite des armées italiennes plus que par
les conspirateurs ou par le roi. Hitler a exercé jusqu'au bout son
règne de terreur. Même après le 20 juillet 1944, la majorité des
chefs militaires, des fonctionnaires, du peuple lui-même a suivi
son Führer jusqu'au bout, jusqu'à l'abîme et presque jusqu'au
suicide collectif. La révolution hongroise nous rappelait des
vérités simples, que nous avions fini par méconnaître.
Un régime totalitaire aussi est vulnérable.
En Hongrie, il s'était finalement effondré parce que les
intellectuels, les hommes ordinaires, les hommes du parti et
l'armée elle-même l'avaient déserté. En 1843, Marx avait rêvé que
la révolution eût pour tête la philosophie et pour cœur le
prolétariat. En 1956, le rêve devenait réalité. Les intellectuels
avaient crié leur droit à la vérité, les travailleurs leur droit à
la liberté - à la liberté réelle de la nation et de la classe.
Ensemble, ils avaient abattu un despotisme soutenu par l'étranger.
Le despotisme n'avait pas résisté à l'émeute, parce que ceux qui en
étaient en apparence les bénéficiaires avaient en masse rallié le
camp des insurgés.
Les historiens ou les sociologues ont
coutume d'expliquer la chute des régimes par la faiblesse de
l'élite dirigeante, par son manque de confiance en elle-même. Les
cyniques à la manière de Pareto ajouteraient qu'on ne règne pas
innocemment. La minorité, qui a perdu la capacité de se maintenir,
fût-ce par la force, est condamnée à court ou à long terme. À ce
cynisme, les Hongrois, les intellectuels du cercle Petöfi, les
membres du parti comme Imre Nagy et ses amis apportaient une
correction imprévue. Il est vrai que Charles X ou Louis-Philippe
furent prompts à prendre le chemin de l'exil: ils ne croyaient plus
en la monarchie. Mais les militants du parti communiste hongrois
abandonnèrent leur propre cause (ou la cause qui semblait la leur)
pour une autre raison plus profonde: ils avaient honte d'eux-mêmes.
Les intellectuels et les membres du parti étaient des privilégiés,
au sens matériel du terme. Moralement, ils étaient les victimes du
régime au même titre que la population tout entière.
Ce qui se passait en Hongrie était-il
possible en Union soviétique? Nous n'osions l'affirmer.
En Hongrie, nationalisme et libéralisme
s'étaient retrouvés unis en 1956 comme ils l'avaient été en 1848;
mais s'il était impossible de refouler à la fois l'un et l'autre,
le pseudo-socialisme soviétique n'était-il pas capable de refouler
au moins l'une de ces deux forces? Et l'explosion n'était-elle pas
due surtout au refoulement du nationalisme? Les socialismes,
définis par l'étatisation de la vie économique, doivent être
nationaux, et ils ont besoin de l'adhésion des masses à l'État.
Comment les masses adhéreraient-elles à un État qui n'est pas le
leur? La foi idéologique ne peut encore se substituer au
patriotisme.
Le surgissement de partis multiples, durant
les quelques jours du lyrisme révolutionnaire, n'en était pas moins
significatif; il surprenait ceux mêmes qui auraient dû le juger
normal et inévitable. Après tout, les anticommunistes, en Occident,
avaient pour la plupart dénoncé le parti unique comme la cause
principale, le symbole, l'essence du despotisme pseudo-socialiste.
Réserver le monopole de l'activité politique à un parti, soumettre
le parti lui-même à l'autorité presque discrétionnaire d'un seul ou
de quelques-uns (même si l'état-major du parti n'est pas à son tour
un prince-esclave, asservi à un état-major étranger), voilà,
disions-nous, l'origine de la tragédie du marxisme, la logique de
la dégradation du bolchevisme, animé originellement par une
aspiration à la liberté et aboutissant au totalitarisme.
Malgré cette conformité de l'événement à
nos propres convictions - peut-être à cause d'elle - nous étions
comme frappés de stupeur: nous avions eu raison, plus raison encore
que nous ne l'aurions cru. Les peuples de l'Europe de l'Est
n'étaient pas convertis au marxisme-léninisme, ils n'étaient pas
dupes des propagandes ou des idéologies que tant d'intellectuels
occidentaux, grands ou petits, absorbaient avidement. Ils
revendiquaient la liberté, au sens politique du terme. Et la
liberté politique n'allait pas sans la pluralité des partis. En
Europe du moins, l'alternative que nous avions presque mise en
doute subsistait: despotisme du parti monopolistique ou liberté par
la compétition entre partis multiples.
La répression, la victoire de la
contre-révolution khrouchtchévienne, sinon stalinienne, au moment
où Français et Britanniques étaient engagés dans la folle
expédition de Suez, nous avaient ramenés d'un coup sur la terre.
L'illusion lyrique était dissipée. Oui, les régimes imposés par
l'Union soviétique étaient étrangers à la tradition et aux
sentiments des peuples. Mais l'Union soviétique s'était arrogé le
droit qu'un siècle auparavant avaient exercé les souverains de la
Sainte-Alliance, celui de réprimer les révolutions (que les
porte-parole de Moscou baptisaient contre-révolutions) au nom de
l'ordre établi, décrété ordre socialiste. Les souverains de la
Sainte-Alliance, au début du siècle dernier, défendaient l'ordre du
passé. La Sainte-Alliance communiste prétendait défendre l'ordre de
l'avenir, dont le parti marxiste-léniniste dans tous les pays se
voulait le bâtisseur.
En même temps, nous ne savions si la
passivité des Occidentaux, celle des Américains en particulier,
devait être louée ou blâmée. Devions-nous reprocher à
La Voix de l'Amérique
, à
Radio Free Europe
, d'avoir encouragé les combattants hongrois de la liberté? Ou bien
aux États-Unis d'avoir assisté, sans autre réaction que verbale, à
l'écrasement des insurgés? Jusqu'à quel point la propagande
américaine avait-elle fait croire à ces derniers que l'Occident
viendrait à leur secours? Les États-Unis se seraient-ils conduits
d'une autre manière si les Franco-Britanniques n'avaient pas
débarqué en Égypte? Au-delà de ces incertitudes, nous avions tous
le sentiment que désormais il existait en profondeur un
accord russo-américain contre la guerre
, accord peut-être plus solide que toutes les autres alliances, et
dont nous ne savions même pas s'il devait être acclamé comme une
garantie de la paix (ou, du moins, de la non-guerre totale) ou
vitupéré comme une consécration de l'injustice: les victimes de
Moscou comme les alliés de Washington étaient sacrifiés à l'intérêt
prédominant des deux Grands - intérêt de ne pas se combattre,
c'est-à-dire de ne pas s'entre-détruire.Russes et Américains agissaient ensemble
contre les Franco-Britanniques; aux Nations-Unies, ils se
trouvaient dans des camps opposés au cours des débats sur l'affaire
hongroise, mais dans la mesure où les représentants de Washington
s'en tenaient à des motions, ils reconnaissaient
en fait
l'hégémonie soviétique à l'intérieur de la zone d'Europe orientale.
Les Européens qui leur en faisaient reproche auraient-ils assumé
d'un cœur léger les risques de guerre? Le risque était faible,
sera-t-on tenté de me répondre; entre la guerre totale et la
passivité, des intermédiaires multiples étaient concevables; les
dirigeants de Washington n'ont manifesté ni imagination ni capacité
d'initiative. J'y consens, et je pense personnellement que le
président des États-Unis n'était pas acculé au choix immédiat entre
le danger d'une guerre totale et l'inaction camouflée par des
protestations solennelles. Mais le fait est que le président des
États-Unis a cru qu'il était confronté effectivement à une telle
alternative, et que personne ne peut honnêtement affirmer qu'une
intervention
efficace
ne comportait aucun risque de guerre.On peut objecter que les États-Unis, six
années plus tard, en novembre 1962, ont accepté un risque aussi
grand ou plus grand quand ils se sont sentis directement visés. Il
est vrai. Mais les circonstances étaient autres. L'installation
d'engins à moyenne portée, au large des côtes de Floride,
constituait une tentative de modifier le
statu quo
militaire. La règle, non écrite, des rapports soviéto-américains a
été dans l'après-guerre la vieille règle des zones d'influence,
avec une importante novation. Le principe du respect réciproque des
zones d'influence ne vaut que dans l'ordre strictement militaire ou
même, plus précisément, pour les armées régulières. La propagande
américaine essayait de traverser la ligne de démarcation, comme le
faisaient, sans rencontrer les mêmes obstacles, la propagande,
l'argent, les consignes de Moscou aux partis communistes d'Europe
occidentale, voire, en certaines parties du monde, les agents de la
subversion. En octobre-novembre 1956, l'intervention américaine,
pour être efficace, aurait dû comporter au moins l'éventualité du
franchissement, par des armées régulières, de la ligne de
démarcation entre les deux Europes.On répond qu'en octobre-novembre 1962 les
engins balistiques soviétiques, en franchissant l'Atlantique, ne
violaient pas clairement une règle implicite. Dans le tiers monde,
les deux Grands ou les deux camps sont engagés dans une compétition
permanente, et les États-Unis ont utilisé des alliances avec des
pays du tiers monde pour y installer des bases militaires dont le
réseau encercle pour ainsi dire le territoire de l'Union
soviétique. Les hommes du Kremlin ont toléré ces bases parce qu'ils
n'ont pas le moyen de ne pas les tolérer. Les États-Unis n'ont pas
toléré que l'Union soviétique leur rendît la pareille et utilisât
la conversion de Cuba au marxisme-léninisme pour installer une base
d'engins balistiques.
En dépit de ce raisonnement, le refus
américain se situe dans la ligne des rapports soviéto-américains au
cours de la période d'après-guerre. L'aviation américaine avait des
bases en Écosse, en Turquie, en Arabie séoudite, au Japon, à
Okinawa, aux Philippines, à Formose; mais, en contrepartie, l'Union
soviétique maintenait vingt à vingt-cinq divisions en Allemagne
orientale, elle avait créé une armée de la D.D.R. avait que les
Occidentaux ne prennent la décision de réarmer la République de
Bonn. Elle avait assuré à la Corée du Nord une supériorité
militaire sur celle du Sud. Une sorte d'équilibre s'était établi:
la puissance des forces terrestres soviétiques équilibrait en une
première phase le monopole atomique des États-Unis, en une deuxième
le plus grand nombre de véhicules porteurs et de bases (aérodromes,
rampes de lancement) à la disposition des États-Unis. L'acceptation
par ces derniers d'une base soviétique d'engins balistiques à Cuba
aurait eu une portée militaire et plus encore psychologique et
politique que n'a eue aucune des bases américaines à travers le
monde. Elle aurait affaibli la stratégie de dissuasion sur laquelle
repose la paix mondiale.
Une arme, par elle-même, ne dissuade pas un
adversaire résolu si celui-ci tient le possesseur de l'arme pour
moralement incapable de l'employer. La confrontation des deux K.,
en 1962, a renforcé la stratégie américaine de dissuasion pour
plusieurs années; l'impunité soviétique, au cas d'une passivité
américaine, aurait ouvert une phase d'instabilité extrême, à Berlin
et ailleurs. En ce sens, la différence de nature entre la crise
hongroise de 1956 et la crise cubaine de 1962 apparaît avec
évidence; l'inaction dans un cas, l'action dans l'autre ont eu
probablement la même signification, au moins par référence au duel
soviéto-américain: la confirmation du
statu quo
, territorial et militaire, et la réduction au minimum des risques
d'un conflit armé.Victoire morale de la liberté, victoire
matérielle de la contre-révolution marxiste-léniniste, abstention
de l'Occident, primauté de la paix sur la justice, accord
soviéto-américain sur une certaine forme des zones d'influence,
adaptée aux circonstances, telles étaient les leçons qu'il y a dix
ans j'étais enclin à tirer, alors que le gouvernement de M. Kadar,
soi-disant ouvrier-paysan, liquidait les conseils ouvriers et que
près de deux cent mille Hongrois quittaient leur patrie. Une fois
de plus, comme en 1848, un petit peuple entouré de Slaves et de
Germains connaissait un destin tragique. Une fois encore, ce peuple
vivait une grande heure de son histoire dans la fierté et dans le
malheur. Il garderait le souvenir d'un exploit qui aurait été aussi
une défaite.
Dix ans ont passé. Nous n'avons oublié
aucune des émotions que nous avons ressenties, aucune des
interprétations qui s'imposaient à notre esprit. La révolution
hongroise est restée révolution, elle n'est pas devenue
contre-révolution. Dans le langage de Moscou, toute révolte contre
un État qui se réclame de Marx et de Lénine est
contre-révolutionnaire. À l'intérieur de ce système verbal la
révolte de Budapest est donc forcément contre-révolutionnaire,
mais, à nos yeux, la contre-révolution continue d'être incarnée par
ceux qui ont besoin des tanks russes pour l'emporter sur leur
propre peuple. Contre-révolution d'abord au sens naïf du terme,
puisque la révolution avait été l'œuvre des intellectuels et des
ouvriers se libérant d'une tyrannie étrangère. Contre-révolution
aussi au sens proprement politique, puisque l'ordre rétabli par les
troupes russes était celui d'un parti unique, d'une idéologie
d'État, d'une discipline policière.
Je n'ignore pas que la controverse - qui
était contre-révolutionnaire dans la Hongrie de 1956? - présente
soit un caractère verbal soit un caractère philosophique. Kadar a
"restauré" un pouvoir abattu par une révolution à laquelle a
participé la masse populaire. Restaurateur, il a été par définition
contre-révolutionnaire, comme Louis XVIII. À quoi les
marxistes-léninistes répondent qu'Imre Nagy et les siens étaient en
voie de "restaurer" un régime historiquement antérieur à celui du
"socialisme soviétique", une démocratie bourgeoise ou, pire encore,
le règne des grands propriétaires ou des capitalistes. La question,
qui ressorti à la philosophie de l'histoire, porte sur la
signification historique du régime qu'auraient édifié les
révolutionnaires au cas où ils eussent été épargnés par leurs
ennemis.
Or, pour une fois, il n'est pas impossible
de donner une réponse au moins probable à l'interrogation: que se
serait-il passé si…? Imre Nagy avait été marxiste-léniniste et il
l'était encore quand les événements en firent le chef de la
révolution. Il aurait pu jouer le rôle qui fut celui de Gomulka en
Pologne: donner à une révolution d'inspiration nationale-libérale
une expression acceptable pour l'Union soviétique, trouver un
compromis entre les aspirations du peuple hongrois et le contexte
international. S'il a échoué là où Gomulka a réussi, s'il n'a pu
prévenir la répression russe, la raison principale en est la
faiblesse, la décomposition du parti communiste hongrois. Rakosi,
Geroë avaient eux-mêmes, par leurs provocations, déclenché les
émeutes dont ils perdirent le contrôle. Imre Nagy, à son tour,
présida un gouvernement qui n'était pas en mesure de canaliser ou
de modérer la révolution. La proclamation de la neutralité, après
la reconnaissance de partis multiples, tendait à prendre de vitesse
l'intervention russe, elle n'en fut pas la cause.
Supposons qu'Imre Nagy ait été le Gomulka
de la Hongrie. Comment même un marxiste-léniniste de stricte
observance moscoutaire pourrait-il le traiter de
contre-révolutionnaire? Certes, un Chinois le traiterait de
révisionniste ou de khrouchtchévien, mais tous les hommes au
pouvoir, à l'Est de l'Europe, y compris les successeurs de M.
Khrouchtchev, sont logés à la même enseigne. Vus de Pékin, ils
appartiennent tous au révisionnisme, ils trahissent l'héritage du
marxisme-léninisme. Laissons de côté, provisoirement, la polémique
chinoise. En Europe, un gouvernement Imre Nagy arrêtant la
révolution au seuil de l'irréparable, à la manière de Gomulka,
n'aurait pas été contre-révolutionnaire, il aurait simplement
accompli plus rapidement et plus complètement la tâche de
déstalinisation, que le gouvernement soi-disant ouvrier-paysan de
Kadar a, lui aussi, partiellement accomplie à cause ou en dépit de
la révolution écrasée dans le sang.
Entre l'interprétation que nous donnions à
la tragédie en 1956 et celle que nous donnons en 1966, il n'y a pas
d'opposition; nous sommes simplement plus sensibles aujourd'hui à
un aspect de l'événement qui ne nous échappait pas mais que nous ne
mettions pas au premier plan: la révolution hongroise a surgi au
cours du procès de déstalinisation, elle ne l'a ni mis en train ni
interrompu durablement. Avec le recul de dix années, elle apparaît
comme une péripétie tragique, non comme un début ou comme une fin.
Elle révèle ce qu'avait été le stalinisme bien plutôt que l'état
présent des régimes d'Europe orientale. Accident de parcours,
dirait le cynique.
Cette interprétation s'accorde avec la
théorie des révolutions, classique depuis Alexis de Tocqueville. Le
despotisme est en péril quand il se relâche. Les gouvernés dont le
sort s'améliore prennent conscience tout à la fois des maux dont
ils continuent à souffrir et des perspectives d'avenir. C'est
l'espoir plus encore que le malheur qui anime les révolutionnaires.
Du vivant de Staline, la discipline de parole finissait par
étouffer scrupules et interrogations. Les intellectuels éprouvèrent
le besoin irrésistible de la vérité totale le jour où ils ne furent
plus contraints au mensonge total. La demi-liberté rendit le goût
de la liberté entière. Dix ans après, Hongrois et Polonais sont
encore en liberté surveillée et ne jouissent que d'une
demi-liberté, mais les premiers ne connaissent pas un sort pire que
les seconds. La révolution vaincue par la force militaire et la
révolution canalisée par le parti communiste ont aujourd'hui à peu
près le même aboutissement.
Poussée dans le détail, une étude
comparative des deux pays sortirait du cadre de ce bref essai. Mais
autant que l'on en puisse juger de l'extérieur, les différences -
et il y en a - ne sont pas toutes favorables à la Pologne.
Celle-ci, me semble-t-il, a fait plus de concessions à ses paysans
que la Hongrie. La collectivisation agraire n'a pas été poussée
jusqu'au bout en Pologne, alors que Kadar, après un sursis de
quelques années, est revenu à l'orthodoxie collectiviste, sans
pourtant que celle-ci impose aux paysans les mêmes sacrifices ou
les mêmes souffrances qu'à l'époque stalinienne. En ce qui concerne
les conseils ou soviets ouvriers dans les usines, Gomulka et Kadar
ont agi exactement de même: ils ont peu à peu éliminé les
institutions créées par la classe prolétarienne elle-même, mais
incompatibles avec le marxisme-léninisme. Celui-ci entend réserver
au parti la direction du mouvement prolétarien: la spontanéité dont
témoignaient les conseils ouvriers est en contradiction avec la
doctrine révolutionnaire élaborée depuis 1917, avec le mode de
gestion typique des régimes soviétiques.
Au-delà de cette différence et de cette
similitude, les tendances sont les mêmes dans les deux pays,
peut-être plus accentuées en Hongrie qu'en Pologne. Les économistes
hongrois n'hésitent pas, depuis des années, à mettre en question la
planification autoritaire centralisée, ils discutent des réformes
nécessaires, qu'il s'agisse de remplacer les indicateurs,
traditionnellement utilisés, par le profit d'entreprise, ou de
rendre une fonction plus importante aux mécanismes du marché. En
fait de niveau de vie, de style d'existence, de voyages à
l'étranger, de la condition faite aux intellectuels, la Hongrie est
au moins au niveau de la Pologne, peut-être en avance sur elle. Il
n'est pas démontrable, mais il est au moins probable, qu'Imre Nagy,
s'il avait réussi comme Gomulka à freiner la révolution, aurait
mené une politique finalement comparable à celle de Kadar, l'homme
qui l'a trahi.
Ainsi l'accusation moscoutaire de
contre-révolution tombe d'elle-même, mais une autre interrogation
s'élève. Les révolutionnaires, ceux de Pologne comme ceux de
Hongrie, n'ont pas atteint leurs objectifs. Les premiers n'ont pas
connu le triomphe, la gloire et le martyre. Les seconds, en grand
nombre, sont en exil; d'autres, des dizaines de milliers, ont été
déportés au lendemain de la répression: beaucoup ont péri; des
milliers, toujours en vie, n'ont pas encore, dit-on, regagné leur
patrie. Faut-il donc conclure que le peuple hongrois s'est battu
pour rien ou qu'il aurait obtenu s'est battu pour rien ou qu'il
aurait obtenu les mêmes résultats sans payer le même prix s'il
avait eu la sagesse ou la chance de ne pas franchir les frontières
que la conjoncture mondiale traçait impitoyablement? La question
est déchirante pour les Hongrois, elle est déchirante pour leurs
amis à travers le monde. Il faut malgré tout avoir le courage de la
poser.
Reprenons le thème de la contre-révolution.
Nous avons formulé une hypothèse: un parti dirigé par Imre Nagy
aurait tenté un compromis entre le communisme et les sentiments
populaires, entre l'aspiration à la liberté et les intérêts de
Moscou, comme l'a fait le parti polonais sous la direction de
Gomulka. Mais ce compromis, à demi réalisé aujourd'hui, nous
savons, grâce à la révolution hongroise, que c'est un compromis. Ce
que Polonais et Hongrois voulaient en 1956, ce qu'ils veulent
encore aujourd'hui, ce sont les libertés que les marxistes, depuis
un siècle, appellent, avec mépris, formelles. Ces libertés
formelles doivent-elles inclure la pluralité des partis et des
élections disputées? Cette interrogation, me semble-t-il, demeure
décisive pour qui veut interpréter la révolution hongroise, établir
une discrimination honnête entre les objectifs de celle-ci et le
révisionnisme khrouchtchévien et post-khrouchtchévien. Un
politicologue a écrit récemment, en paraphrasant la formule fameuse
du
Manifeste communiste
: "Un spectre hante le monde soviétique: le pluralisme." Les
Hongrois avaient-ils raison quand ils allaient, d'un coup, jusqu'au
bout de la logique du révisionnisme? La condition finale des
libertés formelles n'est-elle pas, au XXe siècle, la pluralité des
partis, entraînant la liberté des propagandes et les élections
disputées? Les institutions que les Soviétiques tiennent pour liées
à la démocratie bourgeoise et, de ce fait, contre-révolutionnaires
par rapport à la "démocratie populaire" ou au socialisme,
n'ont-elles pas, en dépit du scepticisme des Occidentaux, gardé
leur fraîcheur là-même où elles ont été éliminées au nom d'un
soi-disant socialisme?Deux remarques serviront d'introduction.
Les régimes soviétiques n'ont pas supprimé, en théorie, les
institutions représentatives. En Union soviétique, il existe des
élections, et le Soviet suprême, composé des élus du peuple, se
réunit régulièrement. En fait, ces élections ne comportent, en
mettant les choses au mieux, qu'une faible marge de choix.
L'Assemblée ne siège que quelques jours, elle entend des discours
qui ne sont pas improvisés, elle approuve, à l'unanimité ou par
acclamation, le budget et les lois qui lui sont soumis. Que ces
cérémonies soient des hommages rendus par le vice à la vertu, ou un
camouflage du despotisme, dans le style traditionnel des villages à
la Potemkine, le fait essentiel demeure: les régimes soviétiques ne
renient pas le principe des institutions représentatives, élections
et assemblée. Bien plus, les porte-parole de ces régimes insistent
volontiers sur le nombre des sans-parti qui figurent sur les
listes, sur l'écart entre le nombre des candidats et le nombre des
élus, sur le sérieux accru des délibérations parlementaires (en
Pologne, par exemple). Par là même, indirectement, les doctrinaires
avouent que le choix des élus répond à l'essence de l'élection, que
les parlementaires ont pour fonction de délibérer ou de discuter et
non pas seulement d'approuver.
Dès lors, ils sont contraints de justifier
le règne du parti unique, qui ne découle pas logiquement de l'idée
démocratique. La justification oscille entre deux extrêmes:
la formule de l'avant-garde
, la minorité active nécessaire pour entraîner la masse à l'assaut
de la bastille capitaliste;
la formule de l'homogénéité sociale ou du
peuple entier
, qui enlève toute signification authentique à la pluralité des
partis. En d'autres termes, ou bien cette pluralité est
l'expression d'une société de classes, et la démocratie bourgeoise,
sous couleur de respecter la diversité, favorise le maintien au
pouvoir des capitalistes; ou bien la classe ouvrière s'est emparée
de l'État, par l'intermédiaire du parti marxiste-léniniste, qui a
dû alors, au cours de la première phase, exercer la dictature au
nom du prolétariat afin d'éliminer les classes condamnées par
l'histoire. Une fois le socialisme en voie d'édification, sinon
entièrement édifié, l'État n'est plus celui du seul prolétariat,
pas même celui des paysans et des ouvriers: il devient l'État du
peuple entier. Durant la première phase, la pluralité partisane
serait un obstacle; durant la deuxième, elle n'aurait plus de
raison d'être. Le peuple entier se retrouve dans l'État en même
temps que dans le parti qui en est le soutien.Une révolution sociale s'opère malaisément
par la loi et dans le respect des intérêts propres, des positions
respectives des divers groupes sociaux. On admettra donc que les
révolutionnaires, résolus à substituer la propriété collective à la
propriété privée des instruments de production, établissent pour un
temps ce qu'ils appellent la dictature du prolétariat - en fait, le
pouvoir absolu du parti, qui se tient lui-même pour l'agent de la
nécessité historique, l'artisan de la catastrophe salvatrice. Mais
le jour où les classes ennemies ont disparu, le jour où l'État est
celui du peuple entier, pourquoi ne pas laisser les électeurs
choisir leurs représentants? En dernière analyse, parti unique et
État du peuple entier sont des propositions contradictoires.
Staline avait imaginé la théorie, proprement aberrante, que la
lutte de classes s'intensifie au fur et à mesure de l'édification
du socialisme: d'où viendraient les ennemis de classe un
demi-siècle après la collectivisation de tous les instruments de
production? Mais la théorie des successeurs, pour être moins
déraisonnable, n'est pas plus satisfaisante. Pourquoi un seul
parti? Pourquoi interdire les compétitions électorales si le peuple
entier se reconnaît dans l'État soviétique? Le régime soi-disant
socialiste, le règne d'un parti monopolistique, ont rendu possible
le "culte de la personnalité" avec son cortège de crimes (ceux
mêmes que M. Khrouchtchev a publiés officiellement). La seule
conclusion logique n'est-elle pas celle même des révolutionnaires
hongrois? La déstalinisation ne suffit pas: ce qu'il faut, c'est
éliminer les conditions dans lesquelles le stalinisme a pu naître,
et, avant tout, la pseudo-dictature du prolétariat, le despotisme
du parti unique.
Contre-révolution! s'écrient à ce moment
Russes et Chinois, réconciliés pour un instant contre ceux qu'ils
appellent ensemble réactionnaires. Mais cette réconciliation est
précaire. Car les Chinois n'ont pas de peine à démontrer que le
khrouchtchévisme conduit logiquement, non au rétablissement de la
propriété privée des instruments de production, mais aux libertés
individuelles, donc bourgeoises. Le parti ne détient plus la vérité
en matière de science naturelle, il est en quête de la méthode la
plus efficace de planification, il accorde désormais aux artistes
et écrivains le droit de s'exprimer sans contrainte, à la condition
de ne pas mettre en cause les dogmes du marxisme-léninisme. Et il
laisse espérer aux individus une élévation progressive du niveau de
vie au lieu de leur promettre "du sang, de la sueur et des larmes"
en de nombreux combats contre l'hydre toujours renaissante du
capitalisme ou de l'impérialisme. En une société qui commence à
préférer le confort à la croisade, comment sauvegarder les derniers
dogmes "intouchables"? Le dogme le plus fragile n'est-il pas, en
dernière analyse, celui du monopole du parti, qu'ignore le marxisme
de Marx, et dont la justification disparaît à mesure que
disparaissent les classes?
L'accusation chinoise de révisionnisme,
élevée contre les successeurs de Staline, est bien fondée. Mais la
contre-accusation russe de dogmatisme ne l'est pas moins. Pourquoi
ne pas recourir aux méthodes les plus efficaces de planification?
Comment se réclamer de la science et priver les intellectuels de
liberté? À quelle fin produire, sinon pour élever le niveau de vie
des masses? L'épanouissement de l'existence individuelle a toujours
été un idéal marxiste. Trahit-il le marxisme-léninisme, celui qui
se rapproche de l'idéal marxiste?
Chinois et Russes ont raison les uns et les
autres, ou plutôt les uns contre les autres. Il est difficile de
faire sa part au révisionnisme, et il est absurde de maintenir le
totalitarisme, au nom d'une philosophie des lumières, au-delà de la
phase initiale de la révolution et de l'industrialisation primaire.
Le post-stalinisme conduit logiquement à la restauration des
libertés que les léninistes ont longtemps appelées formelles; le
marxisme-léninisme de Mao Tsé-toung, ou bien rompt avec la
tradition du rationalisme occidental, ou bien il ne vaut que pour
une période de privations, de luttes et de pauvreté.
Les révolutionnaires hongrois, en 1956, ont
tout à coup dévoilé à la fois la vérité historique (c'est-à-dire
passée) du stalinisme et la vérité immanente du khrouchtchévisme,
aujourd'hui encore non réalisée. Tous les observateurs de cette
révolution ont rapporté que les intellectuels, par leur révolte,
ont joué un rôle décisif. Or cette révolte avait été d'abord et
avant tout une révolte contre le mensonge dans lequel eux-mêmes
prenaient conscience d'avoir vécu. En ce sens, la révolution
hongroise a été une "victoire de la vérité". Les révolutionnaires
ont été écrasés, mais le sens de leur action a survécu, il a été
wirklich
, comme aurait dit Hegel, c'est-à-dire "agissant". Depuis 1956,
nous savons que dans le système international tel qu'il est,
l'Europe orientale ne peut ni ne doit espérer une libération
soudaine et pathétique. La libération sera le terme d'une
transformation interne dont nul ne peut prévoir la durée.
L'occasion fut manquée et elle ne se reproduira pas dans l'avenir
prévisible. La révolution hongroise éclaire aussi une réalité
amère: les peuples auxquels a été imposé le régime soviétique ne
doivent compter que sur eux-mêmes.Grâce au sacrifice du peuple hongrois,
d'autres peuples de l'Europe de l'Est ont appris que leur espoir
d'une "libération du dehors" est vain, et ils essaient à présent de
trouver d'autres voies moins dramatiques, mais peut-être non moins
efficaces pour assurer leur propre libération "interne".
Je me suis contraint à n'user que du seul
langage de la politique. Et ce langage est pauvre. Il nous incite à
confronter les moyens aux fins, le coût au rendement.
Inévitablement, il laisse échapper l'essentiel: la signification
morale, la valeur du symbole. Le propre de la grandeur des hommes
ou des nations, c'est de nous arracher aux médiocrités du calcul,
au prosaïsme de l'existence quotidienne.
Nul n'a le droit d'inciter un peuple à la
grandeur, quand celle-ci coûte tant de morts et débouche sur le
martyre. Mais quand un peuple, en une sorte d'héroïque folie, a
choisi un destin de grandeur, quand il s'est sacrifié lui-même pour
porter témoignage, l'analyste a le devoir de ne pas ignorer les
limites de l'interprétation à laquelle il s'est tenu.
Tragédie historique, triomphe dans la
défaite, la révolution hongroise restera à jamais un de ces
événements rares qui rendent aux hommes foi en eux-mêmes et leur
rappellent, par-delà leur destin, le sens de leur destination: la
vérité.